Association du Quartier des Teinturiers - Avignon

Café littéraire saison 2010-2011

Cycle Auteurs Francophones non Métropolitains

TEXACO, de Patrick Chamoiseau (Gallimard, 1992) - (Café littéraire du 15 septembre 2010)

"Comment écrire, alors que ton imaginaire s'abreuve, du matin jusqu'aux rêves, à des images, des pensées, des valeurs qui ne sont pas les tiennes ?" (Patrick Chamoiseau, "Écrire en pays dominé", 1997).

C'est le tour de force de Patrick Chamoiseau, un des grands auteurs antillais contemporains, que de parvenir à nous faire ressentir la "créolité" dans un magnifique et riche français, dont la créativité a dérouté plusieurs d'entre nous.

Pour ce café littéraire de rentrée, nous étions onze participants, qui avions presque toutes et tous lu ou relu "Texaco" avec grand plaisir. A partir des cahiers (réels ou imaginaires ?) de Marie-Sophie, Patrick Chamoiseau nous conte la construction et la défense d'un quartier-bidonville de Fort de France, entassé à l'ombre des réservoirs de gazoline de la société pétrolière américaine Texaco et, ce faisant, retrace l'histoire du peuple créole martiniquais, depuis l'esclavage jusqu'à la municipalité communiste dirigée par Aimé Césaire. Esclaves devenus salariés, mais toujours exploités par leurs patrons et condamnés à une vie et un habitat précaires, ces personnages, extraordinaires par leurs noms et leur vitalité, nous donnent en même temps une grande leçon de poésie, de solidarité et de résistance.

"Troubles Fêtes" de François Debluë – éd. L'Âge d'Homme", Lausanne 1995 - (Café littéraire du 20 octobre 2010)

Ambiance musicale pour cette réunion d'octobre, où les harmonies cuivrées d'une fanfare jouant devant notre café préféré recouvraient parfois nos prises de parole ! Mais il en fallait davantage pour nous faire taire, et les échanges sur ce curieux "Troubles Fêtes" ont été particulièrement riches.

Au travers d'avis extrêmement variés, nous en sommes rapidement arrivés au constat que ce roman "à clefs" offrait plusieurs niveaux de lecture. Si l'on s'en tient au premier degré, il peut sembler gentillet bien qu'on ressente parfois une atmosphère qui fait penser à certaines toiles de Jérôme Bosch ou au "Locataire" de Polansky, mais l'intrigue "fait pschitt" malgré la présence de personnages intéressants, voire inquiétants, on reste sur une attente insatisfaite avec l'impression que l'auteur a manqué d'inspiration. D'autant plus que le style déroutant, avec de nombreuses répétitions apparemment sans signification et une absence de plan lisible, n'a rien d'enthousiasmant !

Mais dès que l'on s'interroge sur la réalité de l'histoire, dès que l'on admet l'hypothèse d'un délire du narrateur qui, s'ennuyant ferme dans cette petite ville de province où il ne se passe rien, projette ses propres fantasmes et invente un monde de "troubles fêtes", on entre dans un récit à la Hitchcock. Tous les ingrédients d'une lecture psychanalytique sont en effet rassemblés : la figure du père, la castration, les femmes mystérieuses ou absentes, le puits dont on se demande ce qu'il cache, l'eau comme retour au liquide maternel originel, etc. Si l'on ajoute que les noms des principaux personnages sont empruntés à la mythologie grecque et désignent des figures qui ont un rapport particulier au langage, on aurait presque envie de relire ce récit à la lumière des avis échangés pendant notre réunion !

"Nedjma" de Kateb Yacine – éditions du Seuil, 1956 - (Café littéraire du 24 novembre 2010)

Nous étions treize, ce mercredi 24 novembre chez Christiane, et tous  n'avaient pas lu "Nedjma", certains l'avaient même abandonnée au bout de quelques chapitres, sans doute gênés par la structure cyclique (on pense aux 1001 Nuits) et par la construction non linéaire de ce récit. Il est en effet parfois difficile de discerner qui est le narrateur, à quel moment de l'histoire se situe l'épisode rapporté, tant les vies des quatre algériens amoureux de Nedjma se rencontrent à travers des liens inextricables où se mêlent famille au sens large, tribus et clans, et d'où ni l'inceste ni le meurtre ne sont exclus. Au centre de ce ciel tourmenté, Nedjma (étoile en arabe), dont on ignore qui est le vrai père puisque les deux amants de sa mère sont susceptibles de l'avoir conçue au cours du même épisode – qui se termine par un meurtre ! -, Nedjma à la fois terriblement présente et absente –elle n'apparaît qu'à la page 72 et ne prend la parole qu'à la page 255 (sur 275), alors que le roman est riche en dialogues -, Nedjma allégorie d'une Algérie à la recherche de ses racines, "Algérie toujours envahie" par les Phéniciens, les Romains, les Arabes, les Français (paru en 1956,en pleine guerre d'Algérie, "Nedjma" relate les fusillades de Sétif en mai 1945, les humiliations et les tortures subies par les autochtones etKateb Yacine fut très actif dans les mouvements indépendantistes), Nedjma enfin superbe et fière, assumant la diversité de ses origines. La beauté de la langue a fait l'unanimité parmi nous, richesse des adjectifs, poésie des descriptions, vivacité des dialogues ; alternance de brusques accélérations et de lentes méditations, qui nous fait ressentir presque physiquement la révolte des Algériens face au joug colonial, Kateb Yacine sait très bien rendre en français sa culture  d'origine.

"La belle Créole" de Maryse Condé – Mercure de France, 2001 - (Café littéraire du 5 janvier 2011)

Il y avait neuf présents pour ce premier café 2011, nous avons commencé par quelques mots sur Maryse Condé, sa vie, ses engagements pour les Droits de l'Homme et en particulier pour la mémoire de l'esclavage et de la traite négrière (loi Taubira).

Puis Carmen nous a résumé "La Vie Scélérate", écrit par M. Condé en 1987, en faisant apparaître les thèmes communs à ces deux oeuvres : correspondance entre les événements naturels (cyclones / beau temps) et les épisodes heureux / malheureux du récit ; les rapports difficiles entre colons et autochtones, entre noirs, blancs et métisses, entre humains en général ; et tendance des victimes à reproduire les rapports de domination dont elles ont souffert.

Quant à "La belle Créole" (titre "accrocheur" imposé par l'éditeur ?), c'est le nom du voilier abandonné que squatte Dieudonné et dont il fera son ultime refuge. Au delà de Dieudonné, personnage peu sympathique tant il semble subir les aléas de sa propre existence, trop écrasé pour assumer même sa paternité, c'est un tableau sans complaisance de la Guadeloupe et de ses habitants que nous livre M. Condé : chômage, misère, délinquance, urbanisation sauvage et tout-pour-le-tourisme, sur fond de discrimination, de haine raciale et de désarroi socio-politique.

La difficulté à s'émanciper de la tutelle culturelle et économique de la "métropole" est omniprésente.

Les rapports affectifs sont tous décalés et ces schémas faussés se reproduisent implacablement d'une génération à l'autre, avec une fatalité qui rend les personnages archétypaux, voire shakespeariens ou raciniens comme il a été audacieusement avancé lors de notre discussion.

Un dernier mot sur la forme et le style : utilisation poétique et toujours compréhensible de mots et d'expressions créoles, structure classique avec de nombreux flash-backs toujours identifiables, personne n'a été "perturbé" par la langue de Maryse Condé.

"Le dit de Tyani" de François Cheng - (café littéraire du février 2011)

Seulement sept participants à ce café consacré à l'académicien sino-français François Cheng. Il fut beaucoup question de Mao et des dizaines de millions de victimes du maoïsme, des camps de rééducation et de l'aveuglement de nombreux intellectuels français... Il est vrai que François Cheng exprime une grande nostalgie de la Chine "d'avant", celle de Confucius, du taoïsme, des estampes et des paysages ruraux qu'il décrit avec beaucoup de finesse et un attachement très sensuel à sa terre d'origine.

À partir d'éléments largement autobiographiques, il retrace l'histoire mouvementée de la Chine du XXème siècle, de l'invasion japonaise et des massacres de Nankin à la guerre civile (nationalistes contre communistes) et à la révolution culturelle.

On voyage à travers la Chine et l'Europe (Paris, Amsterdam, Florence, Rome) et les grands peintres sont nos guides. La curiosité et l'enthousiasme que Cheng porte à la culture occidentale (sans doute là aussi un trait autobiographique), son amour pour la peinture, la musique, le théâtre, la gastronomie font de ce roman un hymne aux rencontres et aux échanges culturels et artistiques, sans que ce syncrétisme ne mène au renoncement de son identité.

Sans avoir l'air d'y toucher, avec beaucoup de pudeur et de distance, mais aussi de sincérité, il dit plein de choses sur la vie, la mort, l'amour, la maladie, l'Histoire et la fureur humaine.

Tout ceci à travers un récit très linéaire et dans un français impeccable, parfois un peu trop "académique" – François Cheng n'est pas à proprement parler un romancier (Le Dit est son seul roman), mais plutôt un poète amateur d'art et auteur de nombreux essais sur la peinture chinoise.

La fiction archi-classique du manuscrit retrouvé - ce sont les mots d'un autre, peut-être fou – lui permet le récit à la première personne et le présent de narration, et surtout une condamnation sans appel du communisme à la chinoise...

"La Femme en Rouge", recueil de nouvelles d'Andrée Chédid – Flammarion - 1978, 1988, 1992 - (Café littéraire du 23 mars 2011)

Nous étions huit, ce premier mercredi de printemps, pour commenter ces onze nouvelles d'Andrée Chédid, poétesse libanaise francophone née au Caire et récemment décédée.

Peu de passion à propos de ce recueil inégal. "Du mélo au tragique" s'y mêlent histoires simples décrivant des gens proches tels qu'on les rencontre quotidiennement au marché ou dans le quartier, et thèmes universels comme l'amour filial (fil rouge du recueil ?), le drame de deux amis d'enfance se faisant la guerre en Palestine, ou encore la confrontation violente entre intégrisme religieux et émancipation féminine.

La structure de ces nouvelles est classique - on pense parfois aux "Mille-et-une Nuits" -, l'écriture est vive et rythmée, mais l'ensemble laisse un peu sur sa faim : bon divertissement, auquel manquent l'urgence et la nécessité qui font la grande littérature.

"Léon l'Africain" d'Amin Maalouf – Jean-Claude Lattès, 1986 - (Café littéraire du 4 mai 2011)

Dix participants, dont trois nouvelles lectrices à qui nous souhaitons la bienvenue.

Toutes et tous étaient sous le charme de ce merveilleux conteur qu'est Amin Maalouf, malgré quelques diversités d'appréciation sur son style jugé parfois un peu scolaire, et quelques réticences sur le personnage de Léon qui semble "irréél" tant il se calfeutre dans une certaine indifférence vis à vis des nombreuses péripéties de sa riche existence, est toujours "là où il faut" et s'en sort toujours à son avantage.

Léon de Médicis, né à Grenade à la veille des bouleversements de 1492, "circoncis de la main d'un barbier et baptisé de la main d'un pape", voyageur et conteur amoureux de la vie, tour à tour diplomate et esclave, musulman et filleul du pape, symbolise la Méditerranée éternelle. Sa nostalgie de la civilisation arabo-andalouse où les trois religions monothéistes coexistaient pacifiquement exprime la tristesse d'Amin Maalouf vis à vis des guerres du Liban (période de l'écriture de son roman) et son combat contre toute forme d'intolérance, de xénophobie, de racisme et d'exaspération de "l'identité nationale".

Ses nombreuses femmes d'ethnies, de culture et de religion différentes, les familles recomposées sous toutes les formes, le foisonnement de personnages de toutes origines sociales et de toutes moralités, escrocs sympathiques et religieux austères, petites gens et puissants, composent un roman d'aventures plein de parfums et de saveurs, quelque part entre les 1001 Nuits et Alexandre Dumas. Ajoutons une bonne dose d'humour et un vrai souci de précision historique, et nous avons envie de découvrir l'ensemble de l'oeuvre d'Amin Maalouf, président du jury du Livre Inter 2011 dont nous envions les membres !

Laissons-lui la conclusion : "En cette fin de siècle si trouble, où tant de nos contemporains jugent bon de clamer haut leurs appartenances nationale, religieuse, ethnique, communautaire, en un mot comme en mille : tribale, il n'est sans doute pas superflu de redécouvrir ces êtres qui furent chacun un lieu de rencontre entre plusieurs cultures, plusieurs croyances. Leur aventure est celle de notre fragile liberté." (Introduction à la réédition 1992 de "Léon l'Africain", "Samarcande" et "Les Jardins de Lumière").

"L'avalée des avalés" de Réjean Ducharme – Gallimard, 1966 - (Café littéraire du 15 juin 2011)

Onze présents pour ce dernier café de notre cycle "auteurs francophones non métropolitains", et des avis fortement contrastés concernant ce récit du très mystérieux québecois Réjean Ducharme. Certain(e)s sont resté(e)s complètement étrangers à ce texte très personnel, tant par le style que par le thème et la perspective ; d'autres au contraire ont apprécié l'originalité de l'écriture, la richesse du vocabulaire, l'humour des noms et des situations, et surtout l'amoralité de Bérénice (la narratrice), "la petite fille que j'aurais aimé être", sale gosse pleine de lucidité, de drôlerie et de poésie. Tout est vu à travers les yeux et la sensibilité de cette adolescente perturbée par la "guerre de cent ans" que se livrent ses parents, aimante et cruelle, toujours entre cynisme, fantasme et haine... "les chats ne font pas de vieux os avec moi... Vacherie de vacherie !". On peut certes reprocher à l'auteur un certain décalage entre l'âge de son héroïne et sa maturité, de l'avoir faite trop jeune pour le discours qu'elle tient. Mais sa sexualité trouble, sa descente aux enfers dans la folie (elle se soûle, met le feu), et pour finir son attitude lors d'un massacre fratricide commis en Palestine par l'armée israëlienne, ne participent-elles pas de la quête d'un retour impossible à l'innocence et à la pureté ?

Date de dernière mise à jour : 10/04/2019