« Tristes Tropiques » de Claude Lévi-Strauss – 1955, Terre Humaine Plon - (Café littéraire 24 octobre)
11 présents, et débat passionné autour de ce grand classique de la littérature de voyage.
Quelques-uns ont reproché à Claude Lévi-Strauss une certaine fatuité de notable universitaire ne rêvant que d'Académie française et méprisant le "petit peuple". Mais il serait dommage de ne retenir que cet aspect – contestable – d'un ouvrage que la plupart ont qualifié de chef-d'oeuvre, même s'il s'agit d'un "objet littéraire non identifié". Lévi-Strauss est en effet avant tout un ethnologue, dont le style manque parfois d'unité, passant d'un très beau français classique et précis à une prose lourde, emberlificotée et désuète qui rend certaines pages carrément ennuyeuses.
Au point que beaucoup parmi nous – découragés par un tel pavé (500 pages) parfois difficile à lire, ou simplement par manque de temps – se sont arrêtés bien avant la fin, comptant sur les autres lecteurs pour s'entendre dire si ça vaut la peine d'aller jusqu'au bout ! Nous reviendrons donc sur « Tristes Tropiques » plus tard dans l'année, lorsque toutes et tous auront "digéré" cet incontournable monument.
« Je hais les voyages et les explorateurs » : cette première phrase célèbre et provocatrice a surtout pour but de nous faire comprendre à quel point le sentiment de supériorité de l'occidental blanc imbu de sa modernité est absurde et destructeur. Et tout au long de cet ouvrage riche et dense Lévi-Strauss nous montre comment les grands universaux anthropologiques (opposition principe créateur / principe ordonnateur, culte des morts, prohibition de l'inceste pour inciter à l'exogamie) sont présents – certes de manière différente mais sans supériorité d'une civilisation sur l'autre – dans tous les groupes humains, des indiens du Brésil aux indo-européens, de l'Amazone à Calcutta. Le respect fonde le regard de l'ethnologue, et on aimerait le suivre à travers les marchés et les souks, tant ses descriptions nous font vivre les odeurs, les saveurs et les couleurs ; on aimerait voyager avec lui, tant ses analyses sont intelligentes et clairvoyantes.
Il n'y a pas de hiérarchie des cultures, n'en déplaise à certains anciens ministres, et si « les tropiques sont moins exotiques que démodés », c'est en grande partie à cause de la contamination par la civilisation du colonisateur blanc. Misère, faim, maladies, rivalités entre bandes en voie d'extinction se conjuguent avec l'absence de scrupules des aventuriers de l'Amazone et le prosélytisme des missionnaires pour rendre ces tropiques vraiment tristes. « L'écart entre l'excès de luxe et l'excès de misère fait éclater la dimension humaine » (p.155), écrit Lévi-Strauss à propos de Calcutta ; remarque hélas toujours pertinente en notre début de XXIème siècle.
Et si certains voient de l'islamophobie dans les dernières pages, c'est qu'ils n'ont pas compris qu'il s'agit en réalité d'une critique sans faille de l'islamisme des intégristes cachemiris et pakistanais (les talibans), quelques années seulement après les sanglantes guerres de religion qui ont suivi la partition de l'Inde.
Le pessimisme radical de Lévi-Strauss prend alors toute sa force, face à une humanité incapable de se réguler : « Le monde a commencé sans l'homme et il s'achèvera sans lui. Les institutions, les mœurs et les coutumes, que j'aurai passé ma vie à inventorier et à comprendre, sont une efflorescence passagère d'une création par rapport à laquelle elles ne possèdent aucun sens, sinon peut-être celui de permettre à l'humanité d'y jouer son rôle » (p.495).