Association du Quartier des Teinturiers - Avignon

Café littéraire saison 2014-2015

Cycle Autour de la Ville

«Berlin Alexanderplatz» d'Alfred Döblin – 1929 – traduction française 2009, Folio - (Café littéraire du 17 septembre)

13 participant(e)s à ce premier café littéraire consacré au thème de « la ville ».

Au plaisir de se retrouver s'ajoutait le confort d'un lieu plus calme. Merci à Thomas de nous accueillir dans son restaurant « Il Nonno ».

Tous n'avaient pas lu « Berlin, Alexanderplatz », certain(e)s ont été rebuté par le style non linéaire et l'accumulation apparemment désordonnée de sensations – bruits, odeurs et couleurs -, énumérations, slogans, citations diverses. Les mêmes ont parfois du mal à rentrer dans l'univers de Joyce ou de Céline...

Pour d'autres, ce livre marquant de la littérature des années 20-30 donne au lecteur l'impression d'être au milieu d'une rue bruyante, cette forme de narration rend merveilleusement compte du foisonnement d'une grande ville, la musique des mots nous transporte dans l'univers glauque du Berlin de l'entre-deux guerres : chômage, petits boulots, combines minables de petits truands, sur fond de montée du nazisme. Alfred Döblin est par ailleurs l'auteur d'ouvrages très documentés sur l'Allemagne de l'après première guerre mondiale.

La description de la vie d'un immeuble (on pense à Perec) est d'un intérêt non seulement littéraire, mais aussi sociologique et anthropologique. Le sentiment d'un avenir incertain produit des rapports humains peu coopératifs, situation d'actualité !

La scène des abattoirs a particulièrement retenu notre attention ; non seulement par respect pour la souffrance animale, mais aussi parce qu'elle est une allégorie prophétique (parue en 1929) de l'horreur des massacres à venir. Rien ici n'est dû au hasard, comme dans une tragédie grecque le destin est implacable : Franz Biberkopf n'arrive pas à devenir honnête malgré ses efforts et sa bonne volonté.

On aurait souhaité disposer d'un plan du Berlin des années 20, afin de mieux suivre notre héros dans ses nombreuses pérégrinations. Quelques notes de bas de page auraient également aidé à mieux comprendre les nombreuses références à la culture populaire et à la vie politique de l'époque.

«L'Ombre du Vent» de Carlos Ruiz Lafon – 2002 – Pocket - (Café littéraire du 15 octobre)

13 passagers en partance pour Barcelone à travers ce roman mi-gothique, mi-policier, où la capitale de la Catalogne n'apparaît que comme personnage très secondaire : manquent les odeurs, les saveurs et les sons du port et des ramblas, si présents par exemple chez Montalban.

On y retrouve le style baroque des romans hispaniques, avec des images outrancières parfois un peu faciles, et un côté feuilleton « grand-guignolesque » fait de souterrains mystérieux, de maisons hantées et d'une bibliothèque labyrinthique digne du « Nom de la Rose », les références historiques et philosophiques en moins.

Ce « cimetière des livres oubliés » exprime sans doute l'angoisse de n'être plus lu que ressent tout écrivain, et révèle un immense amour des livres, thème central du récit : on le voit à travers la construction en forme de « roman dans le roman », où la vie de Daniel (le narrateur) se superpose à celle de Julien Carax (le mystérieux auteur de « L'Ombre du Vent) – bien que leurs rapports au père soient diamétralement opposés ; et aussi à travers leur destruction par le feu, symbole psycho-religieux et allégorie du fascisme. Les conséquences de la guerre civile espagnole et le régime policier de Franco forment un arrière-plan historique et politique tout à fait réaliste.

Ce roman à succès bâti très classiquement autour de la recherche d'un personnage énigmatique regorge de personnages hauts en couleurs, ambigus et attachants, avec de très beaux portraits de femmes... et quelques vrais méchants. Il bénéficie en outre d'une excellente traduction (François Maspero), qui rend parfaitement compte du balancement entre pointes d'humour et moments angoissants, et parvient à transmettre les nombreux bonheurs d'écriture.

«La Ronde de Nuit» de Patrick Modiano – 1969 – Gallimard

Une fois de plus, nous étions treize, dans l'odeur de peinture fraîche des superbes pochoirs bombés par Johann sur les murs de ce lieu qui redevient un restaurant maghrébin.

Le moins que l'on puisse dire est que Modiano n'a laissé personne indifférent. Met mal à l'aise, crépusculaire et décadent, laisse une impression glauque, les épithètes n'ont pas manqué pour qualifier cette fiction, mélange de faits historiques et d'imaginaire, dont le titre est ironiquement emprunté à une opérette.

Humour noir, car les trafics et les sévices de la Gestapo française de la rue Lauriston étaient bien réels, et l'extraordinaire pouvoir évocateur de la prose de Modiano, concise et ciselée, fait entrer le lecteur de plain-pied dans cette horreur bouffonne. Ambiance et écriture de roman noir, avec des allers-retours incessants présent / passé / futur antérieur.

Le jeu avec les identités, réelles ou fictives, ne s'arrête pas au nom des rues, rebaptisées mais situées très précisément dans le plan de Paris ; il concerne aussi tous les personnages et particulièrement le narrateur, dont on apprend incidemment qu'il est le fils du célèbre escroc Stavisky (1934), et dont la valse hésitation (magnifiques références aux chansons de l'époque) entre résistants et collabos le mènera s'affubler du pseudonyme du chef fictif du réseau réel qu'il livre effectivement aux gestapistes. Fiction dans la fiction au milieu d'un cadre hélas bien réel, bien que travesti à l'image des bourreaux fêtards. "Lamballe" est un personnage inconsistant et mal dans sa peau, s'apitoyant sur son sort, incapable de s'engager, opportuniste et veule ; il y en avait beaucoup plus comme lui que de héros, et pas seulement pendant l'occupation... Il est lâche jusque dans la mort, incapable d'assumer son ambiguïté, il est tout autant incapable de se suicider et laisse à ses complices le soin de l'abattre pendant sa fuite. « De toute façon, je n'ai jamais su qui j'étais », confesse-t-il avant que ses poursuivants ne se décident à mettre fin à ce jeu du chat et de la souris.

On pense bien sûr à Lacombe Lucien, le film de Louis Malle dont Modiano a écrit le scénario.

Reste Paris, pas assez présent selon certains et surtout peu vivant ; mais à cette époque, le circulation était réduite, surtout la nuit. Modiano, éternel amoureux de Paris, ne se prive pas de clins d'oeil allégoriques : les résistants se réunissent rive gauche (Grenelle), et les collabos occupent un hôtel particulier rive droite, dans le XVIème. Entre les deux, le pont de Passy sert de passage, le tout dominé par la « ronde du nuit » du phare tournant de la tour Eiffel.

On sort de cette lecture – comme de la très belle adaptation théâtrale qu'en a fait Jean-François Matignon - avec une grande interrogation : quelle attitude aurions-nous eu à cette époque ?

« J'avais au départ une grande fraîcheur d'âme. Cela se perd, en cours de route »

«L'Amour est une Île» de Claudie Galay – 2010 – Actes Sud

15 présents pour ce dernier café littéraire de l'année, dans un nouveau lieu à quelques centaines de mètres de notre rue préférée, dans une ambiance très « cosy » ; merci à Catherine de la « Pendule paresseuse » pour son accueil souriant.

Des avis très contrastés à propos de ce roman qui correspond bien à notre thème de l'année, puisqu'il décrit une ville et sa vie : noms des rues exacts, lieux précis (même si les noms des théâtres sont inventés), et personnages tout à fait représentatifs d'Avignon et de son festival. Le petit monde du théâtre est assez fidèlement évoqué, avec des caractères bien trempés et exempts de manichéisme. On retrouve l'ambiance du festival, particulièrement triste et mélancolique en cette année 2003 où la grève des intermittents a contraint à l'annulation du In.

Il y avait donc tous les ingrédients pour faire un bon roman... L'écriture faite de phrases très courtes a lassé certain(e)s d'entre nous, qui l'ont jugée complaisante et ont lu ce texte « à toute allure ». Les personnages, attachants pour les uns, ont été jugés agaçants et narcissiques par d'autres, en particulier Marie, caricature de la folie, dont la fin est totalement prévisible (ainsi que le suicide de son frère). La Jogar, dont le nom de scène fait référence au jeu de l'acteur, s'appelle en réalité Mathilde... qui est revenue (Jacques Brel) et sa relation torride avec le metteur en scène Odon incarne le lien entre création artistique et sexualité.

L'intrigue part un peu dans tous les sens, les thèmes se superposent de manière décousue : le hasard des rencontres se mêle au vol de la propriété intellectuelle, qui plus est vol d'un texte dont l'auteur est un « pauvre » vivant dans une camionnette, par un « riche », c'est à dire un professionnel du théâtre bien assis dans le métier.
Mais le thème central est la culpabilité, éternelle complainte judéo-chrétienne, qui peut aussi bien mener à la rédemption qu'à l'auto-destruction.

«Istanbul» d'Ohran Pamuk – 2003 – traduction française 2007 Gallimard - (Café littéraire du 21 janvier)

11 présents en partance pour Istanbul, bien que, aux dires de certains, Orhan Pamuk ne donne guère envie de faire le voyage. Son Istanbul est triste et mélancolique, toute en noir-et-blanc (ce qui est un comble pour une ville méditerranéenne). Le concept turc d' « hüzün » - équivalent de saudade, spleen – est omniprésent, tant le souvenir de la grandeur passée de l'ex-capitale de l'Empire Ottoman (et de l'Empire romain) emplit ces rues devenues banales. Performance stylistique : une phrase de 5 pages est consacrée à l'hüzün !

Cet « objet littéraire non identifié » n'est ni un roman, ni une fiction, ni une auto-biographie, ni un guide touristique : pas d'intrigue, mais une balade poétique et nostalgique à travers l'enfance de l'auteur et les quartiers où il a grandi, avec un aspect « roman d'apprentissage ». L'Immeuble Pamuk symbolise la famille, les grands-parents qui ont encore connu l'époque ottomane, le père absent et volage, la mère aimante et le grand frère chamailleur. Immeuble, famille et ville se renvoient constamment les uns aux autres.

Vision romantique faite de ruines, d'incendies, de faubourgs pittoresques, où Théophile Gautier, Gérard de Nerval, Gustave Flaubert croisent Tanpinar et Yahia Kemal, sur fond de paysages peints par Melling. On retrouve l'oeil du peintre dans les très belles descriptions du Bosphore et de la Corne d'Or. Mais les photos noir-et-blanc (c'est sans doute voulu par l'auteur) qui illustrent le récit sont bien ternes...

Orhan Pamuk a, comme Istanbul, un pied en Orient et un pied en Occident, sans tomber dans l'orientalisme déformant des visiteurs européens du XIXème siècle. L'occidentalisation à marches forcées imposée par Atatürk au lendemain de la première guerre mondiale et du démantèlement de l'Empire Ottoman – laïcité, écriture latine, etc. -, puis la fascination pour le mode de vie anglo-saxon – le père roule en Ford, on écoute les Beatles – ont-elles fait d'Istanbul une ville de province ?

Pamuk reste passionnément attaché à sa ville, il triche même avec la réalité en prétendant n'en être jamais parti (coquetterie littéraire?), et termine son récit par un très beau dialogue avec sa mère – le ventre maternel protecteur comme les murs de la ville – où il choisit finalement de devenir écrivain plutôt qu'architecte, de raconter sa ville plutôt que de la transformer.

« La Cité de Verre » (Trilogie new-yorkaise) de Paul Auster – 1985 – traduction française 1987 Actes Sud - (Café littéraire du 18 février)


11 présents, avec la participation de notre hôtesse Catherine et d'Annabelle, nouvelle venue à Avignon à qui nous souhaitons la bienvenue.

Ce qui frappe tout d'abord dans cette première partie de la « Trilogie new-yorkaise », c'est la multiplicité des identités, interchangeables et déroutantes. On retrouve cette caractéristique dans les deux autres parties de la Trilogie, et l'ensemble forme un vaste jeu de masques, jeu de dupes, jeu de miroirs, constante mise en abyme de figures
insaisissables, comme dans un film d'Orson Welles. On s'amuse beaucoup et on a envie de lire la suite...

Parmi plusieurs Paul Auster, quel est le bon ? Parmi les Stilmann possibles, lequel suivre ? Et que devient l'autre ? Proche du thème des « futurs possibles » de la (bonne) science-fiction, ce jeu avec le hasard, ces rencontres fugaces contribuent à construire une atmosphère d'anonymat et de contingence caractéristique des très grandes villes,
très new-yorkaise, avec la langue et le peuple de la rue. La New-York «carte postale» est peu décrite et pourtant bien présente – merci à Monika qui nous a apporté quelques plans de la ville, grâce auxquels nous avons pu suivre les pérégrinations des personnages qui marchent beaucoup dans un périmètre réduit.

Paul Auster (lequel?) finit par se perdre dans une clochardisation radicale. Faut-il y voir une forme d'expiation ou de rédemption, tandis que l'enfermement de Peter Stilmann exprime une recherche de pureté en même temps que de la langue d'avant Babel – tour image des gratte-ciel new-yorkais -, c'est à dire d'avant le péché ? La question de l'humanité d'un être privé de tout contact avec la société était centrale aux XVIIIème et XIXème siècles (Victor l'enfant sauvage de l'Aveyron, Gaspard Hauser, Robinson Crusoë, etc.) et occupe l'essentiel du chapitre 4. Et si cette « Babel originelle » était un «non-lieu» (étymologiquement une utopie), de même qu'Henry Dark n'existe pas, les initiales HD renvoyant au « Humpty Dumpty » d'Alice au pays des Merveilles ? Et si Don Quichotte n'était qu'un produit de l'imagination de Sancho Panza ?

On voit que l'auteur s'amuse à brouiller les pistes, tout en abordant des questions fondamentales et en pimentant le tout avec une intrigue policière, sorte d'Oedipe à l'envers où le père est sensé vouloir faire disparaître son fils.

Du grand art !

«Le Jour avant le Bonheur» de Erri De Luca – 2009 – traduction française Gallimard 2010

14 participants, et des avis très tranchés sur ce « Jour avant le Bonheur ».

Beaucoup de poncifs et de clichés, aussi bien dans la description de la ville et du peuple de Naples – la référence au cinéma néoréaliste s'impose -, que dans les personnages stéréotypés et les situations qualifiées de banales : narrateur non identifié, père sans nom, mère absente et infidèle, on retrouve tous les ingrédients classiques du roman d'apprentissage, y compris la femme mûre initiatrice sexuelle et la jeune fille entrevue par hasard pour laquelle on se meurt d'amour, et surtout le mentor qui aide le héros à devenir adulte.

Mélodrame larmoyant et misérabiliste pour certains, alors que d'autres ont vu dans ce récit une peinture impressionniste de Naples, pleine de saveurs et de couleurs locales, une belle description de l'enfance dans la guerre, et surtout un ensemble d'archétypes allant jusqu'à rappeler l'Odyssée. Les souterrains napolitains peuvent être interprétés comme un utérus, l'adoption par la ville-mère et la sagesse protectrice du concierge Don Gaetano compensant l'absence des parents. À noter aussi l'amour pour l'école et les livres, ingrédients indispensables de la formation.

Le roman d'apprentissage dans le contexte particulier de Naples au moment de sa libération par ses habitants et du débarquement américain devient alors une comédie/tragédie tendre et sensible, pleine de poésie et de délicatesse, parfois excessive (on est dans le sud!), mais toujours humaine.

Style et construction sont tout à fait maîtrisés, le texte se lit facilement et avec plaisir, disposant en plus d'une belle traduction qui parvient à rendre compte des particularismes napolitains. Le titre est explicité au cours du récit : le jour avant le bonheur est la veille de la libération de Naples ; le jour après le bonheur suit une première nuit tempétueuse avec Anna. Ces deux journées sont les moments déterminants du chemin du narrateur vers l'âge adulte.
Erri De Luca mérite sa réputation de grand écrivain italien contemporain.

Note personnelle : quelqu'un qui n'aime pas Platon ne peut qu'être sympathique ! (voir p.89)

« Tristesse et Beauté » de Yasunari Kawabata – 1981 – Albin Michel - (Café littéraire du 15 avril)

Nous étions treize pour célébrer le printemps japonais dans l'ambiance « salon de thé british » de la « Pendule paresseuse ».
Le roman de Kawabata avait-t-il sa place dans notre série consacrée à la ville ? Beaucoup d'arbres en fleurs, de jardins et de paysages magnifiquement décrits... mais peu d'ambiance urbaine, si ce n'est dans quelques espaces clos ! Les connaisseurs affirment que c'est la spécificité de Kyoto, traditionnelle capitale impériale faite d'espaces verts, de monastères, de pagodes et de vieilles pierres. Kyoto n'est pas Tokyo.

Beaucoup de choses nous échappent dans ce récit, parfois peu accessible à un occidental. D'où un sentiment d'étrangeté, dépaysant et mettant certain(e)s mal à l'aise.

Des descriptions très détaillées, un raffinement poétique et une certaine lenteur, qui peuvent aider à « rentrer » dans la culture japonaise, forment le cadre d'un récit tragique, où la beauté de la nature et des décors contrastent avec la violence des sentiments et des rapports humains. Cinq personnages, tous névrosés et plus ou moins pervers, forment un ballet à la fois cruel et sensuel, voire érotique, où se mêlent délicatesse et violence, caresses et morsures ; jeu qui ne peut que déboucher sur des morts attendues. On pense au théâtre Kabuki, à tout un cinéma japonais dont le film le plus connu est sans doute « L'Empire des Sens ».

En filigrane, les deux visages du Japon sont incarnés par les principaux personnages : Oki symbolise le vieux Japon, machiste et traditionaliste, tandis que Keiko représente une forme de modernité, dans son mode de vie, sa sexualité et sa froide détermination.

Une dernière remarque sur le style et les nombreuses répétitions qui peuvent surprendre le lecteur européen : les Japonais sont habitués à ce mode d'écriture, d'autant plus que « Tristesse et Beauté » a d'abord été publié en feuilleton, forme littéraire qui impose de fréquents rappels.

«Le troisième Homme» de Graham Greene – 1950 – traduction Robert Laffont - (Café littéraire du 20 mai)

 « "Le troisième Homme" fut écrit non pas du tout pour être lu, mais pour être vu » (première phrase de l'introduction ajoutée par l'auteur en 1976) : découpage du récit, dialogues, ambiance tout à fait cinématographiques, mais Graham Greene, co-auteur du scénario avec le réalisateur Carol Reed, est un vrai écrivain et nous nous sommes tou(te)s accordé(e)s sur la qualité de son écriture.

On est bien dans la Vienne de la fin des années quarante, ambiance bien particulière entre après-deuxième-guerre-mondiale et avant-guerre-froide, avec ses ruines et ses déserrances, avec ses patrouilles quadripartites parfois à la limite du burlesque, ses trafics entre les zones d'occupation, ses personnages originaux et inquiétants, ses amours au jour le jour. « On se sent dedans », comme l'a dit l'une de nos lectrices, bien que certains aient déploré le peu de descriptions de la Vienne des Habsbourg et du Jugendstil, alors bien abîmée.

Il est probable que cet aspect ait été volontairement laissé aux bons soins du réalisateur du film – ainsi que l'intrigue sentimentale peu développée - , au profit de la qualité du récit, construit comme une nouvelle classique : une intrigue qui ne se dénoue que vers la fin, au moment le plus tendu - ici au sommet de la grande roue du Prater -, avant de s'achever en morceau de bravoure au fond du dédale des égouts viennois.

S'ajoutent à cela les distanciations multiples, entre le narrateur (Calloway) et Rollo Martins, au sein même du personnage de Rollo Martins alias Buck Dexter, qui n'a en outre pas le même comportement selon qu'il est « Rollo » ou « Martins », et la double personnalité de Harry Lime, joueur charmeur et crapule cynique (magnifique Orson Wells).

Graham Greene, écrivain catholique, n'a pas manqué de montrer l'ambiguïté de l' "âme" humaine, entre Martins pétri de bons sentiments mais un peu naïf, et la noirceur de Lime, qui se disputent les faveurs de la même femme...

Le combat du Bien contre le Mal.

« Pauvres nous tous, si l'on y réfléchit bien » (dernière phrase de la nouvelle).

« L'Immeuble Yacoubian » de Alaa El Aswany – 2002 – traduction française Actes Sud 2006 - (Café littéraire du 24 juin)

Microcosme d'une société égyptienne foisonnante, multiculturelle et traversée par la confrontation entre modernité et intégrisme, cet « Immeuble Yacoubian », datant de l'époque coloniale sis dans un quartier résidentiel du Caire, est peuplé d'habitants hauts en couleur, qui incarnent chacun un aspect de l'Égypte d'aujourd'hui : nostalgie des époques française et anglaise, déception vis à vis de la révolution des « officiers libres » et du nassérisme, corruption à tous les niveaux, affairisme et surtout montée de l'islamisme. Les ressorts de cette radicalisation mortifère sont particulièrement bien décrits à travers le personnage de Taha, humilié professionnellement et sentimentalement, qui se laisse entraîner par les discours fascisant du cheikh djihadiste Chaker.

Face à lui, Zaki, vieil aristocrate qui se fait arnaquer mais finit par trouver l'amour en la personne de Boussaïda, l'ex-fiancée de Taha, nous fait découvrir une ville raffinée et riche de lieux datant d' « avant », à côté d'une « rue arabe » avec ses cafés, ses boutiques, ses petits métiers, ses combines et sa convivialité.

L'intrigue est bien construite, le style fluide et vif, le succès de librairie qu'a connu « L'immeuble Yacoubian » est amplement mérité, et toutes et tous ont apprécié ce roman.

El Aswany, nourri de culture occidentale laïque, nous fait réviser l'histoire de l'Égypte, depuis la fin de l'Empire Ottoman et surtout à partir de Nasser. Et en même temps il nous entraîne dans une fable politique d'une totale actualité, sans cacher les vices profonds d'une Égypte qui n'a pas encore connu son « Printemps arabe ». Description acerbe et dévalorisante, qui commence dans la gaîté et une certaine malice, et devient de plus en plus grave au fur et à mesure que le récit se déroule.

Les femmes sont les premières victimes, objets de la sexualité insatiable de vieillards libidineux et obligées de céder au harcèlement pour garder leur emploi, jusqu'à l'avortement forcé de Soad.

Fin tragique, qui voit la mort de Taha, la disparition de deux bébés et le départ du couple Boussaïda – Zaki. Pas d'avenir pour l'Égypte...

Date de dernière mise à jour : 07/05/2017