«La Ronde de Nuit» de Patrick Modiano – 1969 – Gallimard
Une fois de plus, nous étions treize, dans l'odeur de peinture fraîche des superbes pochoirs bombés par Johann sur les murs de ce lieu qui redevient un restaurant maghrébin.
Le moins que l'on puisse dire est que Modiano n'a laissé personne indifférent. Met mal à l'aise, crépusculaire et décadent, laisse une impression glauque, les épithètes n'ont pas manqué pour qualifier cette fiction, mélange de faits historiques et d'imaginaire, dont le titre est ironiquement emprunté à une opérette.
Humour noir, car les trafics et les sévices de la Gestapo française de la rue Lauriston étaient bien réels, et l'extraordinaire pouvoir évocateur de la prose de Modiano, concise et ciselée, fait entrer le lecteur de plain-pied dans cette horreur bouffonne. Ambiance et écriture de roman noir, avec des allers-retours incessants présent / passé / futur antérieur.
Le jeu avec les identités, réelles ou fictives, ne s'arrête pas au nom des rues, rebaptisées mais situées très précisément dans le plan de Paris ; il concerne aussi tous les personnages et particulièrement le narrateur, dont on apprend incidemment qu'il est le fils du célèbre escroc Stavisky (1934), et dont la valse hésitation (magnifiques références aux chansons de l'époque) entre résistants et collabos le mènera s'affubler du pseudonyme du chef fictif du réseau réel qu'il livre effectivement aux gestapistes. Fiction dans la fiction au milieu d'un cadre hélas bien réel, bien que travesti à l'image des bourreaux fêtards. "Lamballe" est un personnage inconsistant et mal dans sa peau, s'apitoyant sur son sort, incapable de s'engager, opportuniste et veule ; il y en avait beaucoup plus comme lui que de héros, et pas seulement pendant l'occupation... Il est lâche jusque dans la mort, incapable d'assumer son ambiguïté, il est tout autant incapable de se suicider et laisse à ses complices le soin de l'abattre pendant sa fuite. « De toute façon, je n'ai jamais su qui j'étais », confesse-t-il avant que ses poursuivants ne se décident à mettre fin à ce jeu du chat et de la souris.
On pense bien sûr à Lacombe Lucien, le film de Louis Malle dont Modiano a écrit le scénario.
Reste Paris, pas assez présent selon certains et surtout peu vivant ; mais à cette époque, le circulation était réduite, surtout la nuit. Modiano, éternel amoureux de Paris, ne se prive pas de clins d'oeil allégoriques : les résistants se réunissent rive gauche (Grenelle), et les collabos occupent un hôtel particulier rive droite, dans le XVIème. Entre les deux, le pont de Passy sert de passage, le tout dominé par la « ronde du nuit » du phare tournant de la tour Eiffel.
On sort de cette lecture – comme de la très belle adaptation théâtrale qu'en a fait Jean-François Matignon - avec une grande interrogation : quelle attitude aurions-nous eu à cette époque ?
« J'avais au départ une grande fraîcheur d'âme. Cela se perd, en cours de route »