Les Années - Annie Ernaux
11 présents, beaucoup d'émotion à la lecture de cette "autobiographie collective" à la troisième personne, composée de manière originale à partir de photos de famille et de commentaires sur les actualités de l'époque (1940, date de naissance de l'auteure, jusqu'aux premières années du XXIème siècle). Aucun ouvrage n'a suscité autant de prises de parole de la part de notre petit groupe, tant le récit d'Annie Ernaux a fait émerger souvenirs et ressentis personnels. On finit par se demander si elle parle d'elle ou de nous…
L'évolution de la condition féminine depuis l'après-guerre forme le cadre du récit : carcan moral des années 50, contraception et liberté sexuelle puis arrivée du sida : « Entre la fin de la peur d'être enceinte et celle de devenir séropositive, on trouvait que le délai de tranquillité avait été court. »
Se retrouver seule à quarante ans était une angoisse, « elles se retrouvaient dans le grand marché de la séduction » ; avoir aujourd'hui un amant beaucoup plus jeune que soi ne suscite plus la réprobation.
À travers les relations à la mère, typiques d'une jeune fille, apparaît aussi la promotion sociale caractéristique des "trente glorieuses", avec en même temps le risque d'un reniement envers ses origines socialement plus humbles. Faut-il y voir du mépris ? Ce fossé est en tous cas fortement marqué à travers le langage, rejet du patois normand des parents au profit du "beau français" pratiqué par l'agrégée de lettres.
Mais cette "mise à nu" littéraire a semblé à beaucoup empreinte de tristesse, voire de pessimisme. Impression d'une vie affective ratée, d'une sexualité peu épanouie. Annie Ernaux semble parfois peu satisfaite de sa vie (ou est-ce simplement de la pudeur ?), ce qui pourrait être douceur dans les souvenirs devient douloureux, tant elle sait "mettre le doigt là où ça fait mal" : le temps qui passe, inexorablement (cruauté des photos), et aussi la conscience aiguë des illusions perdues, du triomphe final de la société de consommation. Espoirs déçus dans une gauche qui n'a pas su changer la vie, sentiment d'être "dépassée" par les nouvelles générations accros à leurs smartphones.
La vieillesse arrivant, il y a urgence à écrire, pour « sauver quelque chose du temps où l'on ne sera plus jamais. » C'est la dernière phrase du récit, pleine de nostalgie...
Un leitmotiv rythme cette traversée de l'époque, fil rouge qui court de photo en photo, de chapitre en chapitre : l'importance du lieu où l'on fait ses courses – on pense au Georges Perec des "Choses" -, de l'épicerie de village (que tenaient ses parents), à l'hypermarché d'aujourd'hui ; et le rite du repas de famille où l'on compare ses "réussites", déclinaison individuelle de ces temples de la consommation.
Travail sur la mémoire donc – faire un bilan de sa vie est toujours un bon exercice -, et aussi travail sur l'écriture. Style épuré, "écriture plate" (c'est Annie Ernaux elle-même qui emploie ce terme), pas de psychologie ni d'introspection, mais un grand recul vis à vis de sa propre vie, comme si elle s'observait en journaliste, sans émotion. Avec en prime de nombreuses trouvailles d'écriture, formules concises, précises et souvent pleines d'humour.
Pour conclure, un extrait du très beau paragraphe de Tchekhov qu'Annie Ernaux a souhaité mettre en exergue : « Oui. On nous oubliera. C'est la vie, rien à faire. Ce qui aujourd'hui nous paraît important, grave, lourd de conséquences, eh bien, il viendra un moment où cela sera oublié, où cela n'aura plus d'importance. »