Association du Quartier des Teinturiers - Avignon

Café littéraire saison 2015-2016

Cycle la Situation de la Femme Aujourd'hui dans le Monde

« Gigi » de Colette – 1944 – Arthème Fayard / 2004 Livre de Poche - (Café littéraire du 23 septembre)

12 présents pour cette réunion de rentrée, avec des jugements qui se sont considérablement affinés au fil de la discussion.

Dans un premier temps, beaucoup ont critiqué le côté "people" de ce récit : manuel de bonne éducation pour jeunes filles, comment se tenir dans le monde, s'y connaître en pierres précieuses, manger proprement un homard à l'américaine ou des ortolans, etc.

Si, de l'avis général, Colette est une vraie écrivaine, avec du style et de l'humour, Gigi est loin d'être sa meilleure œuvre, même si c'est la plus populaire. Les autres nouvelles du recueil (L'Enfant malade, la Dame du photographe, Flore et Pomone) ont été jugées bien plus intéressantes.

Mais, au-delà de ce côté mondain et superficiel fort bien incarné par tante Alicia, apparaît une critique acerbe et pertinente de la société du début du XXème siècle. Pour une jeune femme de condition modeste, le choix était simple : ou bien devenir une "grisette" et épouser un homme de sa condition, ou bien devenir une "cocotte" – si son physique et ses bonnes manières le lui permettaient, à l'image de Caroline Otero ou Liane de Pougy, grandes courtisanes qui ont fait leur fortune à l'horizontale.

Gigi est jolie et pleine de bon sens. Attirée par la classe et le train de vie du "play-boy" Gaston Lachaille (on pense au Willy de Colette), elle garde la tête froide et réussit à "décrocher le mariage" au-dessus de sa condition, ce qui semblait impossible à cette époque. La modernité du personnage de Gigi tient peut-être dans le fait qu'elle essaye de dépasser une condition féminine qui se réduisait alors à la soumission, que ce soit dans la prostitution (dans le luxe ou la misère) ou dans le mariage bourgeois.

Y parviendra-t-elle ? La fin reste ouverte. On peut aussi bien imaginer que Gaston la plaquera quand il se sera lassé de son dernier joujou, ou bien qu'ils seront heureux ensemble et auront beaucoup d'enfants... C'est aussi le talent littéraire de Colette que de ne pas conclure.

Elle avait pressenti le tournant sociétal qui s'annonçait et s'est confirmé 25 ans plus tard.

« On s'y fera » de Zoyâ Pirzâd – Zulma, 2007 – trad. française en Poche

11 présents, malgré le mistral glacial.

Première impression relativement mitigée : noms propres difficiles à mémoriser, la même personne étant désignée de plusieurs manières (nom de famille, prénom, surnom), à la manière d'un roman russe.
Certain(e)s ont également critiqué la superficialité apparente de ces
"bobos" iraniennes, soucieuses de fringues, de voitures et de mondanités. La découverte de cette classe moyenne américanisée et relativement libre dans ses mœurs et ses mouvements – on va faire ses courses à Dubaï... - met en question un certain nombre de clichés sur l'"obscurantisme" de ce grand pays (80 millions d'habitants, Téhéran 8,5 millions d'h. et une urbanisation sauvage), où les inégalités sont fortes. Arezou, qui se déplace habituellement en voiture, ne découvre les conditions de vie du "petit peuple" qu'à l'occasion d'un trajet en bus, où les femmes voilées évoquent leurs problèmes de contraception.

Il n'en demeure pas moins que cet espace de liberté pour riches, étonnant sous le régime des ayatollahs, trouve vite ses limites : interventions de la police des mœurs, rationnement alimentaire, lourdes conséquences de la terrible guerre Iran-Irak des années 80 – des trois frères d'Arezou, l'un est mort sur le front, l'autre se drogue suite aux traumatismes subis pendant ce conflit meurtrier, et le troisième a été exécuté à cause de son engagement politique.

Mais l'essentiel n'est pas là. Au-delà du contexte social et local, Zoyâ Pirzâd cible la condition féminine à l'époque moderne dans son ensemble. À quelques détails près, le récit pourrait se dérouler à New-York, Tokyo, Londres ou Paris.

« Être une femme libérée, c'est pas si facile » disait la chanson. Coincée entre une fille et une mère totalement égoïstes et une "bonne copine" chafouine et jalouse, entre une fausse connivence entre femmes et une grande méfiance vis à vis des hommes (elle est divorcée d'un mari peu fiable), elle a toutes les peines du monde à être maîtresse de sa vie, bien qu'active et économiquement à l'aise. Paradoxalement, dans un pays où règne une dictature religieuse, la tyrannie vient des autres femmes qui l'empêchent de refaire sa vie sentimentale et de se donner à l'homme qu'elle hésite à aimer – incroyable Sohrad, trop parfait pour être vrai !

Ira-t-elle vers un possible bonheur, ou restera-t-elle prisonnière du conformisme de son entourage ?

La fin reste ouverte.

Un dernier mot sur le style : petites touches, légèreté, humour et dérision ; beaucoup de dialogues, le rythme est parfois plus celui d'une nouvelle que d'un roman. On peut déplorer certaines approximations dans la traduction, et surtout l'utilisation systématique de mots iraniens, avec rappel au glossaire fourni à la fin de l'ouvrage, peut faire perdre de vue la dimension universelle du récit.

"Babyji" de Abha Dawesar

Ce n'est ni l'Inde des technologies de pointe de Bengalore, ni celle du boom économique des quartiers chics de Bombay, mais l'Inde de Delhi, encore embourbée dans son traditionalisme archaïque et ses rigidités héritées de la colonisation britannique :

- société de castes générant une implacable hiérarchie notamment entre étudiants ; la caste supérieure à laquelle appartient Babyji refuse tout changement : brahmin qui s'immolent, rejet du programme Mandal proposant des "quotas" ;

- rapport dominant / dominé entre Babyji et sa bonne Rani, véritable esclave sexuelle ;

- étonnante position de pouvoir de la "préfète" au sein du lycée, vestige du système scolaire britannique.

Tous ces éléments permettent à Babyji – enfant unique et bonne élève - de "se la péter".

Se tourne-t-elle vers les femmes parce que son apparente toute-puissance l'amène à se comporter comme un homme ? Ou pour échapper à un éventuel mariage forcé ?

On a du mal à croire qu'elle soit représentative de la situation de la femme moderne en Inde, tant elle est égocentrique et pleine de contradictions. Elle n'est qu'une gamine immature qui se croit irrésistible, qualifiée par certain(e)s de "petite pétasse prétentieuse".

Tous les poncifs sur l'Inde sont complaisamment déclinés, les thèmes sont abordés très superficiellement à travers un érotisme de bazar. On se lasse très vite de cette sorte de "Lolita" dont les rôles seraient inversés dans un récit mal écrit qui finit par tourner en rond.

Et la métaphore lourdement récurrente "sentiment amoureux / physique quantique" manque non seulement d'originalité, mais est aussi totalement invraisemblable : Heisenberg étudié au lycée ?

En un mot, nous oublierons vite Abha Dawesar...

«Certains n'avaient jamais vu la mer» de Julie Otsuka – 2011 ("The Buddha in the Attic") Traduction française 10/18 – 2012 - (café littéraire 16 décembre)

Seulement 10 présents à ce dernier café littéraire 2015 ; sans doute la proximité des Fêtes...

Dommage pour ce très joli livre de Julie Otsuka, nord-américaine d'origine japonaise.

Entre roman, récit historique et documentaire, ce texte nous apprend beaucoup sur une page peu connue des relations entre les États-Unis d'Amérique et le Japon, pendant la première moitié du XXème siècle.

Beaucoup d'émotion à propos du sort de ces femmes qui, après avoir choisi sur catalogue un "mari idéal" parmi les japonais déjà émigrés aux USA, dans l'espoir d'une vie meilleure, se retrouvent tout en bas de l'échelle sociale dont elles gravissent les premiers échelons à force de labeur et de renoncements. Puis, quand la guerre arrive, après
Pearl-Harbour (décembre 1941), la haine de l'étranger se déchaîne et leurs familles sont considérées comme une "5ème colonne", jetées dans des camps et privées d'avenir. « Au bout d'un an, tout le monde les avait oubliées. »

Cette histoire est aujourd'hui encore d'actualité, avec son cortège de culpabilité, de trahisons, de dénonciations, particulièrement en temps de guerre. C'est malheureusement le sort classique des immigrés, que l'on fait venir quand on a besoin d'eux, que l'on accuse ensuite de "voler notre pain".

Fragilité, précarité, difficulté d'être ballotté entre deux cultures.

Julie Otsuka exprime le malheur, la déception, parfois la résignation de ces femmes sous la forme d'une sorte de litanie, de chant, fait de multiples petites choses, comme un patchwork.

Les répétitions du même motif en tête de chaque paragraphe (anaphores), le passage du "je" au "nous", ne sont pas que des figures de style. Certain(e)s y ont vu un procédé littéraire un peu lassant, un abus des généralisations (de quel droit parle-t-elle au nom de toutes ces femmes ?) ; sans doute l'auteure a-t-elle voulu exprimer par là le sentiment typiquement asiatique, japonais, de faire avant tout partie d'une collectivité, tout en tenant compte de la diversité. La difficulté de vivre l'écart avec l'individualisme des nord-américains se retrouve ainsi jusque dans le style de ce récit, jusque dans son titre original ("le Buddha dans le grenier") qui résume ce déchirement, bien mieux que le titre français platement accrocheur.

"Trois femmes puissantes" de Marie NDiaye

Nos trois femmes d'origine africaine ont suscité bien des réflexions chez les dix lectrices et lecteurs présents à ce premier café 2016.

Ce livre est fait de trois récits qui peuvent se lire indépendamment, le seul lien entre eux étant un vague village de vacances – Dara Salam, le village de la paix. 
Mais ils ont bien des choses en commun : le contexte de fascination des Africains pour l'Europe, l'écartèlement entre les cultures – problème de tous les métisses et immigrés - , et surtout la dignité que conservent ces trois femmes malgré les épreuves de la vie. Puissantes, elles le sont par leur capacité à supporter la souffrance tant physique que morale, à ne pas se détruire, à rester vivantes malgré tout, chacune à sa manière.

Norah, coincée entre la crainte / respect envers son père, son amour déçu pour son mari, et le désir de bien élever les enfants, alors que son frère a été enlevé par leur père à l'âge de 5 ans et est aujourd'hui en prison pour s'être accusé à la place de celui-ci du meurtre de sa belle-mère, et que sa sœur alcoolique s'est réfugiée dans une communauté mystique.

Fanta, qui a quitté un confortable poste de prof de français en Afrique pour suivre son mari en France, où elle se retrouve sans travail (ses diplômes ne sont pas valables en métropole !) et doit supporter avec flegme le ressentiment de ce dernier, qui ne cesse de s'apitoyer sur son propre sort – interminable monologue intérieur agrémenté d'hémorroïdes...

Khady, la plus attachante, rejetée de sa famille africaine au décès de son mari car elle ne lui a pas "donné d'enfant", doit émigrer, rencontre au cours de son tragique périple un jeune homme qui, dans un premier temps, prend soin d'elle et lui fait connaître l'amour, pour finir par la prostituer et lui voler ses maigres économies. C'est le drame de ces milliers d'africains (ou afghans, syriens, érythréens, etc), fuyant la misère et la guerre, proies faciles pour les passeurs, maquereaux et autres profiteurs de la détresse humaine, dont beaucoup (comme Khady) perdent la vie en tentant d'escalader les grillages de Ceuta ou de Melila.

La condition de la femme dans le monde d'aujourd'hui est ainsi déclinée de trois manières différentes, chacune sachant rester humaine malgré l'inhumanité de la situation. Les personnages masculins sont peu sympathiques, y compris le secourable Lamine qui n'hésite pas à abuser de Khady lorsque la situation devient limite.

À signaler l'importance des repas et de la cuisine (rôle "traditionnel" de la femme), la symbolique des oiseaux (le père qui se réfugie dans un flamboyant, les corbeaux "noirs et blancs" – oiseaux de malheur, signe de mort -, et la mystérieuse buse du deuxième récit), et aussi la reconnaissance qui apparaît à travers le fait de donner un nom propre à des personnages d'abord anonymes. 

Une dernière remarque sur le style : à côté d'une invention lexicale intéressante, l'écriture de Marie NDiaye a été jugée "insupportable", phrases interminables et alambiquées, flash-backs incessants, finissant par créer une atmosphère mystérieuse, avec quelque chose d'incantatoire. 

"Sula" de Toni Morrisson

Ni mistral, ni pluie, ni vacances, ni match à la télé… et pourtant nous n'étions que 7 pour échanger nos impressions à propos du très intense "Sula" de Toni Morrison.

Très belle écriture, style léger et poétique, maniant la métaphore avec aisance et se permettant même des sous-entendus typiques de l'écriture noire, où les allusions à une sexualité sans complexe sont nombreuses (voir paroles de la soul music et du rythm'n blues).

À travers les vies très différentes de deux amies d'enfance -Sula et Nel -, c'est d'abord l'épopée d'une communauté noire américaine, dans un quartier bien particulier d'une ville de l'Amérique moyenne.

Le racisme sudiste, l'urbanisation excluante qui chasse les noirs vers le fond de la vallée et installe un golf à la place de leur quartier, la ségrégation dans l'emploi, etc. forment un arrière-plan hélas très réaliste ; mais la "grande Histoire" reste lointaine, en témoignent les deux grands "trous chronologiques" :1927 – 1937, c'est à dire la grande crise économique, et 1941 – 1965, c'est à dire la seconde guerre mondiale et les débuts du Black Power. La lutte pour les droits civiques passe ici bien après la lutte pour la survie quotidienne.
« Ils avaient décidé de survivre aux inondations, aux Blancs, à la tuberculose, à la famine et à l'ignorance » (p.100). 

L'essentiel réside dans l'extraordinaire vitalité de chacune des figures de ce récit. Pas de figurants, rien que des vedettes : que ce soit Shadrack, blessé de la première guerre mondiale - qui ouvre et ferme le roman – ou les Davies, qui amènent un peu de légèreté dans ces destins tragiques, ou encore les mères et grand-mères des deux figures principales.

Ces femmes, fortes personnalités, soutiens de famille, font face à une réalité brutale, parfois insupportable, où même les éléments – l'eau, le feu et la terre (effondrement du tunnel) – semblent s'allier magiquement pour tisser un implacable destin.

Nel et Sula, chacune à sa manière, tentent d'échapper à cette fatalité. Leurs réactions suite à la mort de Petit Poussin provoquée par leur maladresse, préfigurent leurs existences et leurs échecs : Nel, plus "terrienne" et moins traumatisée par cet accident, choisit une voie classique, études, mariage, etc. Elle survit. Mériterait-elle pour autant de donner son nom au roman, au même titre que Sula ?

Sula, au tempérament plus volcanique, hérité de sa mère et de sa grand-mère, choisit la transgression et finit sa vie seule, sans amour, considérée comme une sorcière.
Laquelle est la plus libre, laquelle est la plus moderne ?

"Synghé Sabour" (ou La Pierre de Patience) d'Atiq Rahimi

Beaucoup d'émotion, de l'avis général la lecture de "Syngué sabour" ne laisse pas intact !

Afghan réfugié en France et parfaitement francophone, Atiq Rahimi s'exprime dans une langue superbe, parfois crue, souvent poétique, toujours sobre et vigoureuse, sans jamais tomber dans l'apitoiement ou le psychologisme. Il pratique une alternance de phrases courtes, précises, souvent sans verbe, toutes au présent – scènes d'action rapides traitées "à l'occidentale", et de passages qui prennent leur temps – descriptions "à l'orientale" et paraboles qui rappellent les Mille-et-une Nuits. Son biculturalisme est parfaitement maîtrisé.

Le huis-clos est oppressant. Le décor minimaliste de cette chambre et l'importance du rideau qui divise la pièce font penser à une mise en scène de théâtre ou de cinéma, on imagine les mouvements de caméra (un film a d'ailleurs été tiré du roman). On n'apprend que tardivement (p.28) dans quelles circonstances l'homme a été blessé. Les événements de la rue – coups de feu, explosions, char d'assaut, irruption de soldats - rappellent que l'Afghanistan est en guerre (quelle guerre?), mais ils ne sont jamais montrés "en direct" : tout ce qui se passe hors la chambre est entendu à travers le mur, entrevu par la fenêtre ou raconté par le récit des personnages, comme si ça se passait en coulisses. Mais l'actualité des guerres afghanes et des intégrismes religieux est bien présente, ce qui contribue sans doute au climat pesant.
Unité de lieu, donc, et aussi travail sur le temps : le souffle du mourant, le goutte-à-goutte de la perfusion, l'égrenage du chapelet construisent un rythme obsédant qui a rappelé à certains le Boléro de Ravel.

Ni "la femme" ni "l'homme" ne sont nommés. L'absence de noms et de prénoms contribue au malaise créé par l'inhumanité de ces vies. Seuls le beau-père – homme lettré et généreux – et dans une certaine mesure la tante – répudiée car stérile, contrainte à se prostituer, vie houleuse – sont des personnages "humains".

La terrible condition de cette femme – et ses récriminations – nous ramènent au thème de l'année.

Sœur livrée pour honorer une dette (elle vaut moins qu'une caille de combat!) ; mariage forcé hors la présence du mari parti à la guerre ; soumission et enfermement de celles qui ne peuvent sortir seules ; misère sexuelle générale : les frères de l'homme se masturbent en matant leur belle-sœur ; après 3 ans de mariage et d'absence, son mari la croit vierge car il confond sang de la défloration et sang des règles. La condition des hommes, condamnés à faire la guerre, est-elle plus enviable que celle des femmes ? Le motif du sang est présent tout au long du roman et contribue, avec l'inceste (parabole de la grand-mère), à le rapprocher d'une tragédie grecque.

Mais la femme ne manque pas de ressources et sait se défendre. Malgré tout ce qu'il lui a fait subir, elle fait preuve d'une patience et d'une inventivité fascinantes pour le maintenir en vie, elle parvient à verbaliser tout ce qu'elle a dû "encaisser". Ressent-elle une forme de jouissance à se libérer par la parole face à un demi-mort qui ne peut répondre ?

La religion a aussi sa place dans ce drame. La "Pierre de patience" du titre est la Ka'aba de La Mecque, qui rassure quand on s'y confie (fait penser à la confession, ou la psychanalyse) ; la plume de paon qui sert de marque-page au Coran – volé par des intégristes ! - est aussi le lien avec le père, et sa perte perturbe profondément la femme. Les échanges avec le mollah sont des moments importants… même si elle le méprise.

Il n'y a pas de fin heureuse, puisque l'inceste a été commis (Oedipe n'est pas loin…) : l'homme se réveille (est-on encore dans la réalité?), elle lui crie qu'il est stérile et que les enfants ne sont pas de lui, ils s'entre-tuent. La tragédie est accomplie.

« Vous, les hommes, quand vous avez des armes, vous oubliez vos femmes. »

N'est-ce valable que pour les Afghans ?

L'amie prodigieuse - Elena Ferrante

9 présents pour parler de ce premier de quatre volumes d'une vaste saga napolitaine, qui a donné à beaucoup d'entre nous l'envie de lire la suite. Ce premier épisode s'arrête brusquement, un peu à la manière d'un feuilleton : style accrocheur, la suite au prochain numéro…


Ce récit rend bien compte de la société italienne des années 50-60, on pense aux films du "néo-réalisme", Rosselini, De Sica, etc. Société en plein boom économique, qui accède à la consommation avec la démocratisation de l'électro-ménager, des appartements avec salle de bain, et de la sacro-sainte "bagnole". Mais, à la différence de la France de la même époque, l'Italie peine à sortir des séquelles de la guerre et du fascisme : rôle de l'Église, en particulier vis à vis des femmes, importance du marché noir et des mafias, violence omniprésente ; on a à chaque instant l'impression que ça va se terminer à coups de couteau !

Si les femmes sont prisonnières des contraintes familiales et religieuses, avec pour seul horizon un mariage si possible avantageux, les hommes sont eux aussi enfermés dans l'obligation de se montrer "virils", prêts à défendre leur honneur et à se battre. Cliché d'une Italie du Sud au sang chaud... doublé du cliché des chaussures de luxe - autre spécialité italienne –, qui revient comme un leit-motiv et un symbole de la réussite sociale.

Les deux héroïnes, Lina l'amie géniale, et Elena la narratrice, incarnent chacune à sa manière le désir d'échapper à son milieu, à ce quartier pauvre de Naples qui les protège en même temps qu'il les enferme. Oser sortir du quartier et risquer le dépaysement, découvrir un autre monde, c'est aussi ouvrir son esprit. Vision quasi-sociologique des possibilités d'ascenseur social, observation très fine du rôle discriminant du langage et des accents.

Pour Elena, ce seront les études (rôle déterminant de l'institutrice), avec comme aiguillon sa fascination pour son amie Lina, beaucoup plus intelligente et rapide qu'elle.
Mais Lina, à qui ses dons et sa vivacité ne donnent pas le goût de l'effort – l'instabilité est en général le point faible des enfants surdoués – semble ne rien faire de son potentiel et gâcher ses talents en ne s'échappant pas du cocon de la famille et des proches.

Le prologue de "L'Amie prodigieuse" est en fait la conclusion de la quadrilogie : Lina disparaît sans donner de nouvelles, alors qu'elle n'avait quasiment jamais quitté Naples. « Non seulement elle voulait disparaître elle-même, maintenant, à soixante-six ans, mais elle voulait aussi effacer toute la vie qu'elle laissait derrière elle ». Là est sans doute la clé de cette personnalité "prodigieuse", mais pour comprendre comment elle en est arrivé là, il faut lire les épisodes suivants...

Avec Erri De Luca, dont nous avions apprécié « Le Jour avant le Bonheur » l'année dernière, la littérature italienne contemporaine se porte plutôt bien.

Les Années - Annie Ernaux

11 présents, beaucoup d'émotion à la lecture de cette "autobiographie collective" à la troisième personne, composée de manière originale à partir de photos de famille et de commentaires sur les actualités de l'époque (1940, date de naissance de l'auteure, jusqu'aux premières années du XXIème siècle). Aucun ouvrage n'a suscité autant de prises de parole de la part de notre petit groupe, tant le récit d'Annie Ernaux a fait émerger souvenirs et ressentis personnels. On finit par se demander si elle parle d'elle ou de nous…

L'évolution de la condition féminine depuis l'après-guerre forme le cadre du récit : carcan moral des années 50, contraception et liberté sexuelle puis arrivée du sida : « Entre la fin de la peur d'être enceinte et celle de devenir séropositive, on trouvait que le délai de tranquillité avait été court. »

Se retrouver seule à quarante ans était une angoisse, « elles se retrouvaient dans le grand marché de la séduction » ; avoir aujourd'hui un amant beaucoup plus jeune que soi ne suscite plus la réprobation.

À travers les relations à la mère, typiques d'une jeune fille, apparaît aussi la promotion sociale caractéristique des "trente glorieuses", avec en même temps le risque d'un reniement envers ses origines socialement plus humbles. Faut-il y voir du mépris ? Ce fossé est en tous cas fortement marqué à travers le langage, rejet du patois normand des parents au profit du "beau français" pratiqué par l'agrégée de lettres.

Mais cette "mise à nu" littéraire a semblé à beaucoup empreinte de tristesse, voire de pessimisme. Impression d'une vie affective ratée, d'une sexualité peu épanouie. Annie Ernaux semble parfois peu satisfaite de sa vie (ou est-ce simplement de la pudeur ?), ce qui pourrait être douceur dans les souvenirs devient douloureux, tant elle sait "mettre le doigt là où ça fait mal" : le temps qui passe, inexorablement (cruauté des photos), et aussi la conscience aiguë des illusions perdues, du triomphe final de la société de consommation. Espoirs déçus dans une gauche qui n'a pas su changer la vie, sentiment d'être "dépassée" par les nouvelles générations accros à leurs smartphones.

La vieillesse arrivant, il y a urgence à écrire, pour « sauver quelque chose du temps où l'on ne sera plus jamais. » C'est la dernière phrase du récit, pleine de nostalgie...

Un leitmotiv rythme cette traversée de l'époque, fil rouge qui court de photo en photo, de chapitre en chapitre : l'importance du lieu où l'on fait ses courses – on pense au Georges Perec des "Choses" -, de l'épicerie de village (que tenaient ses parents), à l'hypermarché d'aujourd'hui ; et le rite du repas de famille où l'on compare ses "réussites", déclinaison individuelle de ces temples de la consommation.

Travail sur la mémoire donc – faire un bilan de sa vie est toujours un bon exercice -, et aussi travail sur l'écriture. Style épuré, "écriture plate" (c'est Annie Ernaux elle-même qui emploie ce terme), pas de psychologie ni d'introspection, mais un grand recul vis à vis de sa propre vie, comme si elle s'observait en journaliste, sans émotion. Avec en prime de nombreuses trouvailles d'écriture, formules concises, précises et souvent pleines d'humour.

Pour conclure, un extrait du très beau paragraphe de Tchekhov qu'Annie Ernaux a souhaité mettre en exergue : « Oui. On nous oubliera. C'est la vie, rien à faire. Ce qui aujourd'hui nous paraît important, grave, lourd de conséquences, eh bien, il viendra un moment où cela sera oublié, où cela n'aura plus d'importance. »

« Dalva » de Jim Harrison – Christian Bourgois 1989

13 présents, et un débat animé autour de Dalva, des Indiens d'Amérique et de leur génocide par les colons aux visages pâles, du colonialisme et ses fondements religieux, de la difficile cohabitation entre nomades et sédentaires.

Très bien écrit et remarquablement construit, richement documenté, ce récit ressemble parfois à une thèse sur les Indiens entre 1865 (fin de la guerre de sécession) et 1890 (Wounded Knee, fin des guerres indiennes), agrémenté de nombreuses remarques personnelles et percutantes.

Mais Jim Harrison va plus loin : il sait nous faire "entrer" dans la manière de vivre, de penser et de croire des indiens, leur rapport à la nature et aux animaux (bisons). Leur animisme (la "mère-terre") apporte une dimension cathartique à cette rencontre entre colons et autochtones, fondatrice du "melting pot" de l'Amérique moderne.

Dalva incarne cette histoire américaine qui s'écrit dans plusieurs langues et se déroule sur plusieurs générations ; le personnage de Michael, pâle, velléitaire, alcoolique, a pour seule fonction d'amener dans le récit le journal de l'arrière grand-père, vénérable document de famille racontant les guerres indiennes. Vieil artifice littéraire du truchement.

Les intellectuels sont le plus souvent ridicules, conformément à l'état d'esprit d'une certaine "Amérique profonde", celle des "red necks" du Middle-West, très différente de la côte est ou de la Californie.

Les personnages principaux sont des femmes (à l'exception du magnifique grand-père Northridge), fortes personnalités dans des époques troublées. Il faut ici souligner la finesse et l'empathie avec lesquelles Jim Harrison – un homme – se met dans la peau de son personnage, et écrit à la première personne au nom de Dalva.

Dalva est bien sûr le centre du récit. Libre, sans préjugés ni jugements ; la nature sauvage est son élément ; ni les animaux, ni les hommes, ni l'alcool ne lui font peur. Elle porte en elle l'esprit des pionniers hérité de sa famille, propriétaires terriens qui ont bâti leur fortune en sachant saisir les opportunités de la conquête. Amateurs de bons vins (français !) et de bonne chère, ils incarnent les contradictions de l'histoire américaine.

Dalva est-elle "la Scarlett O' Hara du Nebraska", belle formule proposée par l'un d'entre-nous ?

Date de dernière mise à jour : 07/05/2017