Association du Quartier des Teinturiers - Avignon

Café littéraire saison 2016-2017

Cycle La Littérature d'Amérique Latine

Dona Flor et ses deux maris - Jorge Amado

Cette "fable de Bahia" montre toutes les facettes de la société bahianaise : s'y côtoient gens du peuple, élites artistique et politiques, et petits truands ; peu de violence, les barrières sociales s'effacent derrière une sorte de convivialité où une multitude de personnages hauts en couleurs regardent, commentent, jugent, parient, s'aiment, se jalousent et s'entraident sous le regard impitoyable et amusé des commères. Avantages et inconvénients de la vie de quartier…

La diversité culturelle de ce coin du Brésil est remarquablement évoquée : cuisine, musiques populaire et savante, carnaval, amour du jeu, sensualité, foi chrétienne et divinités païennes ; l'expression corporelle et la danse occupent une place particulière, notamment le tango (originaire d'Argentine mais pratiqué aussi au Brésil) qui mêle esthétique et attirance physique.

C'est au milieu de cet environnement foisonnant que Dona Flor aime successivement et simultanément ses deux maris, d'un amour sincère et chaque fois différent.
Le premier – Vadinho, mort en plein carnaval -, joueur et volage, lui apporte coup de foudre et plénitude sensuelle. Jorge Amado n'émet aucun jugement moral sur cette passion paradoxale et déraisonnable entre une jeune femme simple, droite, transparente, belle et au caractère bien trempé (certains l'ont comparée à la Princesse de Clèves), et ce sympathique voyou. Au contraire, il en profite pour critiquer les préjugés attachés à la religion, la virginité, le veuvage, etc.
Le second – Teodoro – incarne l'amour raisonnable, construit, durable, où tout se passe "dans l'ordre", y compris les rapports sexuels à date fixe.

Mais si le plus vivant des deux est le mort, Dona Flor n'en a pas moins besoin aussi de sécurité et de respectabilité. Elle finit par trouver son équilibre, car, bien que mort, Vadinho revient la visiter la nuit ; elle peut ainsi concilier amour fou et couple stable. 
N'est-ce pas le rêve secret de chaque femme ?

Ce "miracle" est un trait typique du "réalisme magique", parfois déroutant mais caractéristique d'une grande partie de la littérature d'Amérique latine, où un regard très précis sur la société rencontre des dieux et des esprits issus de l'animisme africain.
Le véritable sabbat de l'avant-dernier chapitre, combat des dieux et des sorciers entre amour et loi, est en fait une allégorie de cette dichotomie que Dona Flor – universelle figure féminine – parvient à dépasser, même si c'est en ne trouvant l'homme idéal qu'en pièces détachées.

Une dernière remarque sur le style, truculent et parfois cru. Quelques longueurs et beaucoup de répétitions, qui peuvent s'expliquer par le fait que ce récit a d'abord été conçu comme un feuilleton. D'où la nécessité re-situer l'action et les personnages lors de chaque épisode. Ces répétitions peuvent aussi être comprises comme des leit-motive, accompagnant l'entrée en scène de chaque personnage ou de chaque motif (rappel du lit de fer avant chaque séquence amoureuse) ; elles contribuent également à l'humour dont Jorge Amado ne manque pas.

L'Amour au temps du choléra » - Gabriel García Márquez

12 présents pour ce deuxième café littéraire consacré à la littérature d’Amérique latine, dont certains ont pointé les stéréotypes, tant au niveau des personnages et des caractères qu’à celui de la vie sociale. Tous les ingrédients du roman américano-latin sont en effet présents chez Garcia Marquez, mais « L'Amour au temps du choléra » est bien plus que cela : à travers un récit plein d’un humour parfois féroce, de péripéties drôles et vraies (souvent auto-biographiques), de personnages surprenants et attachants, c’est avant tout une méditation sur la vie, l’amour, la vieillesse, la mort qui apparaît derrière les trouvailles et les nombreuses "perles" littéraires.

Les lettres de Florentino à Fermina en sont la quintessence, et reflètent en même temps l’avancée de la modernité dans la Colombie de la fin du XIXème- début du XXème siècle : d’abord écrites à la main, puis dactylographiée, développement du télégraphe, croissance et déclin du transport fluvial, etc.

Ce contexte de la Caraïbe est d’ailleurs très présent : nature exubérante et en recul, corruption, effervescence des sentiments et de la sexualité, maladies endémiques. Le fleuve Magdalena est emblématique, à la fois maternel et protecteur, vecteur du choléra et de moins en moins "lien" au fur et à mesure qu’il s’envase et que sa faune et sa flore disparaissent.

Dans ce récit, les femmes sont fortes, intelligentes, belles, amoureuses… tandis que les hommes sont dans l’ensemble escrocs, arrivistes, corrompus, cyniques. Comment Florentino, peu gâté par la nature, constamment constipé (ses lavements sont un vrai leit-motiv !), libidineux, peut-il à ce point multiplier les aventures amoureuses ? – accumulation qui alourdit considérablement le récit. Les veuves sont certes nombreuses et disponibles, mais son indifférence et son égoïsme, notamment vis à vis de la très jeune Americana (17 ans), le rendent particulièrement odieux. L’inconditionnalité de son amour pour Fermina ne suffit pas à le racheter ; pourquoi un personnage aussi répugnant plaît-il à une telle femme ?

La vieillesse est un thème central du roman. On peut être vieux et amoureux, mais la vieillesse est triste, malodorante, surtout quand elle est mal assumée. « Entre vieux, les vieux sont vieux. »

Mais comme l’a dit Garcia Marquez en recevant son prix Nobel en 1982, « la mort n’arrive pas avec la vieillesse, mais avec l’oubli ». Malgré l’âge et la décrépitude , Fermina et Florentino n’ont pas oublié leur amour de jeunesse. Et si la mort est omniprésente, de Jeremiah de Saint-Amour et Juvenal Urbino dès les premières pages au suicide d’Americana et à la disparition des lamantins sur les rives du fleuve Magdalena porteur de cadavres, elle est toujours étroitement imbriquée dans la vie. L’épidémie de choléra interdit au dernier bateau d’accoster, et elle transforme ainsi la croisière amoureuse des deux tourtereaux vieillissant en un éternel aller-retour.

Aux temps du choléra, l’amour n’a pas de fin...

« Les Veines ouvertes de l’Amérique latine » d’Eduardo Galeano – 1971 – trad. française Plon 1981- Café littéraire 23 novembre)

11 présents, et une discussion animée, pour constater à la fin que nous étions tous à peu près du même avis…

Conseillé lors de notre café d’octobre par un couple de jeunes étudiants de passage à Avignon, qui pensaient sans doute que cette lecture nous ramènerait à plus de réalisme concernant l’Amérique latine, cet essai a suscité deux principaux sujets de débat.

Tout d’abord, peut-on considérer comme une œuvre littéraire un texte qui apparaît à certains comme un pamphlet ou comme le travail d’un journaliste d’opinion ? Beaucoup de chiffres (souvent invérifiables), une histoire de la colonisation plutôt qu’un récit ou une fiction ; bref, de l’économie politique en guise de littérature.

Eduardo Galeano s’en explique dans les quelques pages écrites après la première édition et intitulées "Sept années ont passé" (p. 363 et suivantes dans l’édition Pocket) : il y dénonce le jargon des spécialistes - « l’hermétisme n’est pas le prix inévitable de la profondeur » - tout autant que le conformisme déclamatoire « d’une certaine littérature militante destinée à un public de convaincus ».

De plus, cette analyse claire des mécanismes de la colonisation forme la toile de fond des romans de notre liste de lecture. Les inégalités, la voracité des prédateurs et leurs conséquences sur tous les aspects de la vie des personnages romanesques déterminent les intrigues de quasiment toute la littérature d’Amérique latine.

Deuxième débat, autour de l’actualité des faits dénoncés par l’auteur. Écrit en 1970, ce texte n’est-il pas obsolète ?

Pour beaucoup, il reste un livre de référence sur les mécanismes de la colonisation, qui de militaire est devenue financière, les plans d’ajustement structurels du FMI ayant remplacé les canonnières. Disposer de matières premières abondantes reste une malédiction, car cette richesse facile fait que l’on néglige les autres activités productrices et devient dépendant des cours fixés dans les bourses des pays industrialisés ; le libre-échange entre pays inégalement développés est une illusion et l’échange inégal est toujours une réalité. « Cuba exporte du sucre pour importer des bonbons » disait Fidel Castro en 1954. Ça ne s’est guère arrangé depuis, malgré quelques espoirs vite déçus.

Reste que ce texte présente de nombreuses approximations, et donne parfois une impression de fouillis, tant il passe du coq à l’âne de manière irrationnelle. Quelques statistiques "tirées par les cheveux" et quelques erreurs flagrantes pourraient faire douter de la véracité de l’ensemble. Si l’analyse globale des structures de l’impérialisme est convaincante, beaucoup d’exemples pèchent par leur imprécision.

À force de vouloir convaincre, Eduardo Galeano en rajoute et perd en crédibilité. C’est souvent le défaut des militants !

« Le Neveu d’Amérique » de Luis Sepulveda (titre original : "Patagonia express") – 1994

11 présents pour ce premier café littéraire à L’Ami Voyage, que nous remercions pour la qualité de son accueil.

« Le neveu d’Amérique », dont une adaptation théâtrale a été jouée de nombreuses fois y compris au Festival d’Avignon, a charmé l’ensemble de notre groupe. Jouissif, un vrai régal, plein de belles remarques drôles et profondes, mélange réussi de rire et de sérieux, de tragique et de comique. On y brave constamment « la mesquine frontière qui sépare la vie de la mort ».

Même dans les moments les plus difficiles (prison, torture sous la dictature de Pinochet), Sepulveda garde son humour et ne perd pas le goût de la rencontre. Jamais démoralisant, il parvient à préserver son humanité dans les pires circonstances, et nous fait partager son itinéraire en zig-zag à travers l’Amérique du sud. En particulier en Patagonie, inspiratrice d’une littérature de rencontres et de voyage, où il croise Bruce Chatwin (dont nous avions aimé « En Patagonie », lu en février 2013) et retrouve les traces de Butch Cassidy. Le titre original de son récit est d’ailleurs « Patagonia express », beaucoup plus évocateur que le titre français.

Extraordinaire conteur, mêlant avec bonheur fiction et réalité à l’image du "concours de mensonges" – véritable allégorie de la création littéraire - , il nous entraîne dans des aventures invraisemblables ; chaque chapitre est un régal d’humour qui porte en même temps un sens toujours positif : ne jamais désespérer, y compris face aux pires situations et aux pires tortionnaires.

Le bien-aimé grand-père anarchiste et farouche "bouffeur de curés" ouvre et clôt le récit, et lorsque Luis, à la recherche de ses racines espagnoles, retrouve enfin le frère de celui-ci au fond d’un village andalou, il l’entend prononcer « le plus beau poème que la vie m’ait offert (…) : "Femme, apporte du vin, mon neveu d’Amérique vient d’arriver».

«Fictions» de Jorge Luis Borges [nouvelles] 1956 et 1960 - trad. française Gallimard 1957 et 1965

 8 présents, et bien peu d’enthousiasme pour les "Fictions" de Jorge Luis Borges !

Difficile d’accès, difficile d’entrer dans sa conception du récit et du temps. C’est un monde complexe, fait de miroirs, de labyrinthes, de bibliothèques infinies, qui semble avoir été imaginé à l’usage exclusif d’universitaires cultivés. Histoires plus ou moins policières qui se bouclent sur elles-mêmes, personnages à l’identité double ou triple, mémoire absolue qui annihile nombres et concepts, tout est déroutant dans ces nouvelles fantastiques.

Borges lui-même, insomniaque passionné de livres, de récits et de mots, bibliothécaire devenu aveugle à 56 ans, a tenté d’apprendre pas cœur l’Encyclopédia Britannica ; il se définissait comme un "homme labyrinthe", un "homme bibliothèque", affirmant avec humour : « Ma mémoire est décidément trop bonne pour que je sois un penseur personnel ».

Recherche de sens ou pratique du non-sens ? Cette quête est en tous cas considérée comme fondatrice du "réalisme magique" caractéristique de la littérature d’Amérique latine, et a influencé nombre d’auteurs modernes, à commencer pas Umberto Eco : ce n’est pas par hasard que le bibliothécaire aveugle du "Nom de la Rose" s’appelle Jorge de Burgos.

 Notre échange s’est vite transformé en débat sur le progrès, le déclinisme, etc.

Borges était proche des dadaïstes : il a bien connu Tristan Tzara et a fait partie dans les années 20 du groupe des "ultraïstes", qui se proposaient de renouveler la littérature. Pour beaucoup, la boucherie de la première guerre mondiale signifiait l’échec de la civilisation issue des Lumières et du scientisme. Il fallait donc abandonner l’idée d’un monde ordonné, abolir le temps linéaire (l’influence de Nietzsche est omniprésente chez Borges) et déconstruire le récit classique.

Ce vieux clivage entre ceux qui croient encore à la promesse d’un progrès et d’une techno-science annonciateurs du bonheur, et ceux – peut-être plus lucides – qui ne donnent aucun sens à l’Histoire et décrivent un chaos qui échappe à notre rationalité et que nos vieilles croyances sont incapables de gérer, est central dans certains débats politiques d’aujourd’hui...

« Concert baroque » d’Alejo Carpentier – 1974 – trad. française Gallimard 1976 - (café littéraire du 1 mars)

11 présents pour ce délirant récit, qui a suscité un débat animé et joyeux.

Dans ce "concert baroque", le mot baroque doit être pris dans ses différents sens : à la fois comme appartenant à une époque – le XVIIème siècle, Vivaldi, Scarlatti et Haendel, avec pour décor Venise à son apogée -, et aussi comme bizarre, étonnant, choquant.

Et ce récit est étonnant à bien des égards : truculent et paillard, dans une langue foisonnante au vocabulaire très riche, il mêle l’atmosphère de libertinage du carnaval de Venise à des réflexions profondes sur le sens du spectacle, la création artistique, la vie et la mort.

Des références historiques exactes voisinent avec des anachronismes volontaires, qui font se croiser Wagner, Stravinsky (tous deux enterrés à Venise) et Louis Armstrong, sous les yeux d’un richissime mexicain anonyme, créole (c’est à dire descendant de colons espagnols), déguisé en Moctezuma, dernier empereur des Aztèques, et accompagné de Filomeno, serviteur noir qui n’a pas la langue dans sa poche.

Ces éléments apparemment disparates – tels un concert baroque - font finalement sens lorsque le créole d’origine espagnole se sent réellement mexicain et s’identifie donc au déguisement qu’il porte, en assistant à l’opéra que Vivaldi a consacré à Moctezuma. Cette prise de conscience est l’occasion de belles réflexions sur la colonisation – et en particulier la conquête du Mexique par Cortès -, et aussi sur l’exotisme, les clichés et les préjugés que les européens projettent sur l’ensemble des pays d’Amérique latine. Mexique et Caraïbes sont voisins, et Alejo Carpentier n’oublie pas qu’il est cubain !

Les principales critiques ont porté sur l’érudition de l’auteur. Trop de références culturelles parfois difficiles à décoder, trop d’allusions en particulier musicales, y compris dans la structure même du récit, bâti selon des rythmes et des modèles rappelant sonates, fugues, toccatas, canons, etc. Certains ont même parlé de "terrorisme intellectuel", tant le néophyte risque de se sentir exclu.

« Les rythmes, à la fois élémentaires et pythagoriques » que Filomeno perçoit dans le carnaval n’ont pas fait l’unanimité.

La tante Julia et le scribouillard de Mario Vargas Llosa – 1977 – trad. française Gallimard 1979 - (café littéraire du 29 mars)

11 présents, qui ont tous aimé la construction particulière et méticuleuse de ce récit, après avoir été déstabilisés pendant les deux cents premières pages par une apparente confusion entre la "vie réelle" semi-autobiographique de Vargito (chapitres impairs), et les "novellas" radiophoniques du scribouillard Pedro Camacho (chapitres pairs), qui se terminent chacune par une interrogation… la suite au prochain numéro.

Mais Vargito – c’est à dire Vargas Llosa lui-même – n’est-il pas aussi un scribouillard, incarnant une autre forme de littérature, plus classique et moins populaire, sans pour autant la prétendre supérieure aux créations approximatives faites dans l’urgence d’une vague station de radio ? Malgré tous les efforts des sympathiques patrons de cette radio locale, la domination culturelle du Cuba d’avant Castro est implacable, et les difficiles conditions de travail (enregistrement des feuilletons, habileté du bruiteur, rédaction des bulletins d’informations) sont décrites avec beaucoup de précision. Cette "fiction réaliste" mêle avec bonheur un regard quasi sociologique sur la vie du "petit peuple" et des notables péruviens (sénateur eunuque, maires plus ou moins prêts à se laisser corrompre pour célébrer un mariage illégal, etc.), aux invraisemblables feuilletons nés de l’imagination délirante de Camacho. Le lien entre ces histoires est assuré par quelques leit-motive plus ou moinshumoristiques :

- les argentins, dont la caricature récurrente du manque d’hygiène et de la passion pour la viande rouge frôle l’incident diplomatique ;

- l’homme de la cinquantaine (Vargas Llosa), dont la même description revient dans chaque novella : « c’était un homme au large front, nez aquilin, regard pénétrant, esprit plein de bonté et de droiture ».

Et bien sûr par l’extraordinaire scribouillard Pedro Camacho, qui finit par tout mélanger et par détruire ses personnages avant de se retrouver à l’asile et de réapparaître sous la forme d’un chroniqueur minable et soumis.

Certains parmi nous ont pensé à Balzac, premier romancier à faire passer ses personnages d’un récit à l’autre. À souligner aussi le rôle de la famille, père violent et autoritaire ; grands-parents, tantes et oncles libéraux et souvent complices, et la tante Julia, "cougar" bien avant que ce vocable ne soit à la mode. Le tout dans une langue pleine d’invention et d’humour, avec des scènes truculentes qui dénotent un vrai amour de la littérature et des gens (à l’exception des argentins…).

  "Monsieur le Président" de Miguel Angel Asturias – 1922, 1925, 1932 – Publié en 1946, trad. française 1977 - (Café littéraire du 26 avril)

Nous n’étions que cinq pour un ouvrage dont le titre évoque une actualité politique brûlante… Asturias a-t-il désespéré plus d’un(e) dans notre petit groupe, ou est-ce la perspective du choix cornélien du second tour ? Nous ne sommes heureusement pas au Guatemala du début du XXème siècle, époque où ce petit pays d’Amérique centrale subissait la sanglante dictature d’Estrada Cabrera et l’impitoyable exploitation de la multinationale états-unienne United Fruit.

C’est dans ce terrible contexte quasi auto-biographique, bien qu’il n’y ait pas d’indication de lieu explicite, que Miguel Angel Asturias situe son récit, roman politique mais aussi roman social, indigéniste et roman d’amour.

Cette dimension poétique et parfois onirique, proche du surréalisme et fondatrice du fameux "réalisme magique" propre à la littérature d’Amérique latine, a embarrassé plusieurs d’entre nous. "Coups tordus" et scènes de torture parfois insoutenables alternent avec des comportements humains, généreux et courageux, contribuant ainsi à l’ambiguïté des personnages et montrant la difficulté de vivre face à l’arbitraire d’un pouvoir tyrannique qui détruit les liens les plus intimes et impose lâcheté et soumission.

On découvre une large palette humaine, faite de personnages truculents, fourbes, naïfs, cruels, sentimentaux, à travers une langue riche et débridée, très rythmée et ouverte aux influences mayas, fondatrices chez Asturias, métis sensible à la culture et au monde magique de l"âme indienne". La très intéressante préface du traducteur (édition Garnier-Flammarion) rappelle tous ces points.

Quelques citations pour finir, extraites de "Monsieur le Président:

« Les ongles acérés de la fièvre lui sciaient le front » ; « La figue pâle et tachetée du greffier faisait songer à un buvard blanc qui a absorbé beaucoup de points de suspension » ; « La ville buvait l’orangeade du crépuscule ».

Mais aussi :

« Un innocent mal vu du Gouvernement est en pire posture qu’un coupable » ; « L’unique loi sur cette terre, c’est la loterie : par loterie vous allez en prison, par loterie vous êtes fusillé, par loterie vous devenez député, diplomate, Président de la République, général ou ministre. »

"Passé parfait" de Leonardo Padura – 1991 – trad. française Métailié 2001 - Café littéraire du 14 mai 2017

10 présents pour ce pénultième café littéraire consacré à l’Amérique latine.

Après quelques pérégrinations dues à l’éditeur ("Les brumes du passé" en réimpression), nous nous sommes rabattus sur le premier (et sans doute le moins abouti) volume du cycle "les quatre saisons" du même Leonardo Padura, qui met en scène les enquêtes du lieutenant Mario Conde, membre éminent de la police cubaine.

Celles et ceux qui avaient apprécié "L’homme qui aimait les chiens", roman politique de Padura évoquant les persécutions staliniennes envers Trotski et son entourage réfugiés au Mexique, ont été déçu par ce "Passé parfait". On y trouve tous les clichés du polar : l’archétype du flic qui picole, malheureux en amour, fidèle à ses amitiés d’enfance, en conflit avec sa hiérarchie et en lutte contre les moulins à vent ; la construction du récit proche d’un scénario de film, avec de nombreux flashbacks, etc. Les liens avec la littérature nord-américaine sont évidents : Salinger, Hemingway, Chandler, entre autres.

La principale originalité de cette histoire tient au contexte cubain : les paysages de La Havane – ville et port - sont décrits avec beaucoup de précision, la magnifique musique afro-cubaine est omniprésente, le rhum coule à flot, la cuisine des Caraïbes met en appétit et le culte du cigare vous ferait presque regretter d’avoir arrêté de fumer…

À travers l’enquête de Mario Conde, apparaît une société en pleine déliquescence, pourrie par la criminalité et l’incurie d’un régime totalitaire. Débrouillardise, bricolage, récupérations de toutes sortes et donc hélas marché noir et corruption sont le lot quotidien, dus en large part aux pénuries imposées à Cuba après 1963 par l’embargo nord-américain, et aussi à l’arrêt brutal du soutien de l’URSS à partir de 1990.

Sans en avoir l’air, Padura brosse un tableau critique de la société cubaine sous Castro, au point qu’on peut se demander pourquoi une telle liberté dans l’expression ne lui a pas valu plus d’ennuis. A-t-il édulcoré la noirceur du régime ? Sa notoriété internationale l’a-t-elle protégé ? Padura a pu rester à Cuba sans problème, et cultiver son amour de la littérature et des livres anciens… pour notre plus grand plaisir.

"L’Aliéniste" de J. -M. Machado de Assis – 1881 – trad. française Métailié 1984  Café littéraire du 14 juin 2017

11 présents qui se sont ensuite retrouvés autour d’un repas mexicain, terme gastronomique d’une saison littéraire consacrée à l’Amérique latine.

Bien que publié en 1881, ce court récit est d’une étonnante modernité. D’abord par le style, concis, tranchant, épuré et plein d’humour, un peu comme une nouvelle ou un roman policier. Les thématiques abordées à la manière d’un conte philosophique, sont elles aussi tout à fait actuelles :

  • le pouvoir et ses abus – populisme du barbier Porfirio et opportunisme du conseil municipal ;

  • versatilité et comportement moutonnier de la foule ;

  • dangers de la manie du classement et du scientisme.

Et surtout une profonde réflexion sur la frontière incertaine entre normalité et folie, entre raison et démence. Quels critères ? Quelles valeurs ? L’aliéniste ne soigne plus les fous, il les fabrique. Peut-on impunément interner toute une population en faisant de la modestie le signe incontestable de l’aliénation ? Une telle inversion des valeurs ne peut mener qu’à l’auto-enfermement, et notre aliéniste finit seul pensionnaire de son établissement.

La très belle préface de Pierre Brunel mentionne avec beaucoup de pertinence "L’Histoire de la Folie" de Michel Foucault et les travaux de ce dernier sur les dangers d’une forme de psychiatrie carcérale en développement à l’époque de Machado.

On peut être en désaccord avec le regard moqueur de Machado et y voir un excès de critique, voire une critique générale de l’idée de progrès ; je préfère pour ma part retenir le côté "ironie voltairienne" et conclure par un dicton populaire cité par l’auteur : « À voleur qui vole un voleur, cent ans de pardon et de bonheur ».

Date de dernière mise à jour : 23/06/2017