Association du Quartier des Teinturiers - Avignon

Café littéraire saison 2017-2018

"Les forestiers" de Thomas Hardy

Le roman s'ouvre sur un sacrifice : dans l'Angleterre rurale du 19° siècle, la jeune Marty, fille de paysan pauvre, doit vendre ses cheveux pour en faire une perruque à la châtelaine.

Grace, la fille du marchand de bois, revient au pays pourvue d'une éducation qui lui permettra, comme le croit son père, de faire un mariage qui la fera monter dans l'ascenseur social. Elle laisse pour compte Giles, un employé de son père qui lui était pourtant promis depuis toujours, pour épouser le séduisant médecin. On voit le déterminisme social à l'oeuvre, personne n'échappe à sa condition.

Le livre a été reçu de manières différentes : certains ont été touchés par les personnages de Grace et Giles, son honnêteté , la dignité de Marty. D'autres agacés par le mélodramatisme. Tous ont apprécié les descriptions de la forêt, omniprésente.

J. Verdun et M. Jauffret

"Le portrait de Dorian Gray" d'Oscar Wilde

Nous étions dix à "L'Ami Voyage" le 23 mai 2018 pour échanger nos impressions sur "Le portrait de Dorian Gray" d'Oscar Wilde (1854-1900), unique roman d'un écrivain brillant et provocateur qui s'était jusqu'alors signalé par quelques poèmes, plusieurs nouvelles et deux pièces de théâtre (genres littéraires où il continuera à briller par la suite). . L'argument fondateur de l'œuvre repose sur une inversion assez séduisante du mythe de Faust, ce qui n'est pas surprenant de la part d'un auteur virtuose ès paradoxes : suite à un vœu imprudent de Dorian Gray (jeune dandy d'une beauté éblouissante, qualifié de "Prince Charmant"), ni l'âge ni les turpitudes du héros ne parviendront à altérer ses traits tandis que son séduisant portrait, bouc émissaire de sa dépravation, se dégradera irrémédiablement. Une fois admis cet ancrage dans le genre fantastique, ce récit cruel promène le héros sur deux versants bien réels de la société victorienne à Londres, d’une part les salons aristocratiques où deux amis (un peintre à la mode et un jeune lord cynique et manipulateur) orientent sa carrière mondaine et, à l'opposé, les bas-fonds où il se dévergonde en secret. L'originalité de l'argument et la critique acerbe de la haute société anglaise qu'il véhicule, ont assuré à ce roman une renommée peut-être davantage fondée sur son caractère perçu comme scandaleux (en particulier à cause des mœurs de l'auteur) que sur ses qualités littéraires.

Cela posé, cette œuvre peut être jugée selon des critères très diversifiés, ce qui n'a pas manqué de susciter des débats et des critiques plus ou moins nuancées au sein de notre groupe :

- Plusieurs caractéristiques ont été reprochées à l'intrigue par la plupart d'entre nous : absence de vraie structure narrative (l'action reposant surtout sur des dialogues), disparition d'un véritable ressort dramatique une fois le "pacte faustien" de Dorian Gray connu du lecteur.
- La structure du récit apparaît essentiellement comme un squelette auquel l'auteur accrocherait divers ornements (discussions mondaines récurrentes et parfois complaisantes sur la Beauté ainsi que sur l'Art et le Réel, sophistication envahissante de décors surchargés) qui apparaissent comme des artifices destinés à faire oublier que l'intrigue est si peu étoffée.
- Plus qu'à un vrai roman, nous avons affaire à un fourre-tout, inspiré par diverses oeuvres qui ont traité des sujets approchants (parmi lesquelles : Balzac / La peau de chagrin, Stevenson / L'étrange cas du docteur Jekyll et Mr Hyde, Huysmans / A rebours), allant jusqu'à des emprunts parfaitement assumés à divers auteurs spécialisés pour sa longue description de la luxueuse brocante amassée compulsivement par Dorian Gray dans son salon. NDLR : Certains exégètes d'Oscar Wilde ont fait valoir que le caractère hétéroclite de ce "roman" est la conséquence de son élaboration en deux temps. Œuvre de commande d'un éditeur de presse américain (initialement livré en feuilleton durant l'année 1890), ce texte a ensuite été sensiblement remanié et étoffé par plusieurs chapitres dans la version définitive publiée en librairie au mois d'avril 1891.
- Les caractères très contrastés des trois principaux personnages permettent à l'auteur d'insuffler une animation bienvenue dans leurs débats et d'assigner au peintre Basil Hallward et à Lord Henry Wotton des rôles antagonistes dans les conseils prodigués à Dorian Gray, le premier personnifiant le Bien et le second (très réussi dans cette fonction) le Mal… qui finit par triompher comme il se doit.
- Autre atout, l’analyse très virulente du comportement de la haute société, égoïste (où un chasseur est prêt à tout pour épargner un lièvre "si gracieux" alors que le sort de la victime d'un accident de chasse lui est totalement indifférent). Mais à l'autre bout de l'échelle sociale, certain(e)s ne valent guère mieux (cf. le comportement de la mère de Sybil Vane). Parallèlement, la peinture des basfonds est très réussie, Oscar Wilde réussissant à nous immerger dans une ambiance digne de Jack l'Éventreur.
- Enfin l'auteur parvient à adapter en permanence le style de sa prose au milieu social qu'il décrit, livrant l'équivalent d'un accompagnement musical, modulé afin de renforcer les effets de son texte. La seule réserve à ce feu d'artifice (ou plutôt "d'artifices" ?) est la surabondance des aphorismes dont il parsème les conversations de ses personnages : c'est un domaine où il excelle mais, trop c'est trop, même si certaines de ses formules sont brillantes à défaut d'être profondes

Oscar Wilde a eu la lucidité de ne pas persévérer dans le genre romanesque (mais sans omettre de recycler par la suite dans d'autres genres littéraires diverses trouvailles inaugurées dans "Le portrait de Dorian Gray"). Cependant la variété des thèmes abordés dans ce livre lui permet d'échapper à une critique globale, chacun(e) pouvant apprécier certains chapitres et trouver au fil des pages des thèmes en résonance avec ses propres sujets d’intérêt. Il y a indéniablement là un effet du type "auberge espagnole". Noter que de nombreux cinéastes ne s'y sont pas trompés, puisant dans ce bric-à-brac de quoi transposer le texte d'Oscar Wilde à l'écran, que ce soit en totalité ou en partie (j'en recommande la superbe adaptation cinématographique d'Albert Lewin, sortie en 1945).

Michel Heitzler, le 23 juin 2018

Ps : La version datant de 1983 dans Le Livre de Poche est assortie d’une courte préface de Dominique Fernandez qui se borne malheureusement à commenter les réflexions qu'Oscar Wilde formule à propos de l'Art dans "Le portrait de Dorian Gray". Pour qui souhaiterait disposer d'une analyse plus complète de cette œuvre, je suggère de lire la très intéressante préface de Jean-Pierre Naugrette, traducteur du texte original pour l'édition de 2001 chez le même éditeur.

Cycle la littérature anglophone du long XIXème siècle de 1790 à 1920 (2017 - 2018)

"Middlemarch" de George Eliot

11 présents pour cette rentrée ; l’été n’a pas suffi à quelques un(e)s d’entre nous pour avaler les 1.100 pages de "Middlemarch", et les avis ont été très partagés.

Tout d’abord, une très belle préface de Virginia Woolf, qui souligne la finesse des analyses psychologiques et le regard impitoyable de l’auteure sur la communauté rurale de Middlemarch, petits-bourgeois conservateurs et peu ouverts sur l’extérieur. L’âpreté, voire la dureté de cette société victorienne puritaine sont décrites dans un style ciselé, plein d’humour et de lucidité, qui nous fait pleinement ressentir l’ambiance "typiquement british" de la campagne anglaise du XIXème siècle. Avec en plus un féminisme discret et efficace.

George Eliot, femme trop libre pour son époque, a choisi un nom masculin pour que son œuvre soit prise au sérieux. Ce souci, et la fréquentation assidue de la bibliothèque paternelle, l’ont conduite à multiplier les citations et les références, ce qui rend sa lecture parfois fastidieuse ; cet étalage d’érudition peut passer pour prétentieux et ampoulé… heureusement il y a de nombreuses notes !

Mais l’histoire de l’Angleterre victorienne ne se réduit pas à quelques épisodes gouvernementaux anecdotiques, et la principale caractéristique de cette époque - la révolution industrielle et ses conséquences sociales, on pense à son contemporain Dickens – est totalement passée sous silence, au profit des commérages des (trop?) nombreux personnages. Trop de psychologie bavarde… alors que Flaubert avait déjà écrit "Madame Bovary! Chacun se comporte en fonction de ce qu’il croit que les autres vont penser de lui, trop de pages sont consacrées à ce souci du qu’en-dira-t-on. Le même récit aurait sans doute gagné à être plus concis.

Autre non-dit : aucune sexualité dans ces intrigues sentimentales, le côté "croustillant" est totalement absent. Sans doute est-ce une caractéristique du puritanisme de l’époque victorienne, où la censure était sévère (voir Oscar Wilde), sans doute est-ce aussi dû à l’importante place sociale des hommes d’église, dans le roman comme dans la société de l’époque.

La liberté de ton et les audaces de George Eliot n’en sont que plus méritoires.

"La maison aux sept pignons" de Nathaniel Hawthorne

Une dizaine de participant(e)s, et des avis très divers.

L’intrigue peut certes sembler prévisible, la fin heureuse ("happy end" très hollywoodienne) un peu téléphonée et les caractères trop caricaturaux, il n’en demeure pas moins que ce récit ne manque ni d’humour ni de finesse. On se laisse volontiers emporter par un mélange de vrai et de faux suspense, par la suite de chapitres ni trop courts ni trop longs caractéristique d’une œuvre d’abord publiée en feuilleton, par la cohabitation du fantastique et de l’ordinaire. La maison avec ses sept pignons (7 = chiffre biblique?) crée une unité de lieu en même temps qu’un sentiment d’étrangeté gothique, et ses différentes parties permettent une diversité d’actions.

L’écriture frappe par son équilibre, et les descriptions des personnages sont à la fois profondes et drôles. Cette manière de raconter les choses, cinématographique avant l’heure, s’accompagne d’une certaine distanciation qui donne l’impression que l’auteur s’amuse avec ses personnages, tout en nous livrant une image vue de l’intérieur de l’Amérique en pleine mutation, la révolution industrielle étant constamment présente en filigrane.

Le "vieux monde" puritain est sévèrement moqué à travers les figures hypocrites et nuisibles du colonel et du juge Pyncheon, tandis que Phoebé (Phébus = le soleil) et Holgrave (photographe) incarnent la jeune génération, ouverte à la modernité et à l’amour ; mais comme dans "Le Guépard" de Lampedusa, dont l’action se déroule à la même époque, un monde chasse l’autre mais les comportements demeurent.

Sorcellerie (le vieux Maule a été mêlé à l’affaire des sorcières de Salem) et hypnose pratiquée par ses descendants sont aussi de la partie, complétant le volet fantastique du récit, contemporain d’Edgar Poë et annonciateur de Lovecraft.

Autre référence aux "modes" du milieu XIXème, les communautés socialistes du type phalanstère (Fourier) ou icarien (Cabet), que Hawthorne a un temps fréquentées. La malédiction dont la famille Pyncheon est l’objet provient d’un meurtre commis pour s’approprier quelques arpents de terre, d’un détournement d’héritage ; plusieurs passages du texte forment un véritable réquisitoire contre la propriété (on pense à Proudhon), et cette malédiction de la propriété, véritable morale du roman, s’inspire d’Emerson et de Thoreau, que Hawthorne côtoya.

Et c’est le sage oncle Venner, gentil jardinier proche de la nature, personnage à la Thoreau, qui conclut le récit.

"La Cure de Framley" d’Anthony Trollope

12 participants pour ce roman très représentatif de la littérature anglaise de l’ère victorienne (Jane Austen, George Eliot, les sœurs Brontë, etc.). C’est une excellente description de la vie politique et sociale de l’Angleterre du XIXème siècle et en particulier d’une petite noblesse campagnarde irrésistiblement attirée par le "grand monde" londonien. Hypocrisie de la vie mondaine, hiérarchies familiales et esprit de caste, superficialité des intrigues politiciennes, antisémitisme et importance de la religion (les curés sont de véritables notables) forment le contexte au sein duquel évoluent quelques figures féminines fortes et passionnantes et où de profondes amitiés parviennent malgré tout à s’exprimer. Sans avoir l’air d’y toucher (humour typiquement british !) et avec une sorte de connivence envers son lecteur, Trolope arrive à faire passer "en douceur" ses propres convictions, à déconstruire l’obsession du respect des convenances et du maintien à toute force des traditions ainsi que le carcan moral de cette société. Au milieu de longs passages parfois ennuyeux et moralisateurs truffés d’allusions à la mythologie, il parvient à placer quelques belles scènes et quelques descriptions acerbes, s’intéressant fort peu aux pratiques religieuses de ces nombreux ecclésiastiques et bien davantage à leur vie mondaine et à leurs épouses. Une des caractéristiques du roman du XIXème siécle (anglais et aussi français) est sa composition en vue d’une parution en feuilleton, c’est à dire en épisodes, avec des personnages qui reviennent tout au long d’une œuvre-fleuve et ne sont pas approfondi à chaque apparition (Balzac, Zola, etc.). C’est le cas ici, puisque "La Cure de Framley" est le quatrième roman d’un cycle en comportant six (les "Barsetshire Novels", du nom du comté de Barset entièrement imaginé par l’auteur). On y retrouve ainsi un aspect "roman policier", avec énigmes et personnages mystérieux. Une dernière remarque peu sérieuse : le premier ministre de l’époque est surnommé Jupiter… Faut-il y voir une prémonition ?

"N°44, le mystérieux Etranger" de Mark TWAIN

     

10 présents, toutes et tous étonnés de ne pas retrouver dans "N° 44" le Mark Twain de Tom Sawyer.

Loin des clichés habituels concernant cet auteur, on est plutôt ici dans le roman fantastique (on peut penser à son contemporain Lewis Caroll), et aussi dans une sorte de conte philosophique où le monde est vu à travers le regard interrogateur d’un "Candide" de seize ans.

Le choix du lieu et de l’époque n’est pas innocent : l’essentiel du récit se passe dans une imprimerie – Mark Twain a été apprenti imprimeur et utilise volontiers le vocabulaire propre à ce métier. Cet atelier est installé dans un mystérieux château du fin-fond de l’Autriche, « c’était encore l’âge de la Foi en Autriche », en un siècle (fin du XVème) précisément marqué par les débuts de l’imprimerie, invention qui permit la popularisation des savoirs et surtout la sortie du carcan d’ignorance imposé par la religion : « Les prêtres disaient que le savoir n’était pas bon pour les gens du commun (...) ».

Dénonciation de l’obscurantisme et de la vénalité, anticléricalisme, rejet de la religion et de l’autorité se retrouvent dans toute l’œuvre de Mark Twain, mais sans aucune trace d’antisémitisme, fait remarquable à son époque.

Il reste en même temps un journaliste attentif à l’actualité de son temps, et les références à l’Amérique de la fin du XIXème siècle ne manquent pas : le mouvement ouvrier, alors très vivace aux États-Unis (et sauvagement réprimé au début du XXème siècle), est présent à travers les revendications très modernes des imprimeurs (salaire d’attente, grèves, lutte contre les "jaunes").

Autre thème récurrent à l’époque de Twain : la psychologie des foules (Gustave Le Bon, Freud). Foule stupide, méchante et peureuse, à la foi naïve, qui craint Dieu et ses maîtres mais assiste avec plaisir au supplice de la "sorcière" (voir les sorcières de Salem en 1692).

Psychanalyse : la trilogie "moi éveillé / moi rêve / âme" fait penser au "moi / surmoi / ça" de Freud ; l’Homme écartelé entre son désir d’absolu et la trivialité de son existence charnelle, ainsi que le dédoublement de personnalité (les duplicatas) sont déjà des objets d’étude pour les psychologues des profondeurs ! Ce qui n’empêche pas Twain de se moquer des prophéties, des augures et de l’interprétation des rêves.

Enfin l’abolition du temps et de l’espace dessine une humanité idéale, décomplexée, insouciante, évoluant sans Dieu dans des univers parallèles et pour qui la vie n’est qu’un rêve. Mais pour admettre qu’une horloge marque le temps à l’envers et qu’un défilé de cadavres tienne lieu d’Histoire, il faut un regard d’enfant... La fin magistrale de ce récit est en fait une utopie et une profession d’agnosticisme, accompagnées d’un délire quasi-psychédélique. Qu’y a-t-il donc dans l’"usine à fumée" de 44 ?

Cette dimension fantastique est difficile à accepter par les esprits cartésiens.

« Ils ne savaient pas que c’était impossible ; alors ils l’ont fait. » (Mark Twain)

"Les Aventures d’Arthur Gordon Pim" d’Edgar Poe – 1838 – trad. française Ch. Baudelaire 1858

 

Edgar Poe a-t-il effrayé nos lecteurs les plus assidus (il s’en réjouirait certainement!), ou était-ce tout simplement la grippe ? Nous n’étions que 7 lors de ce premier café 2018, et quelques-uns se demandaient ce que Baudelaire (grand admirateur et traducteur de Poe) était venu faire dans cette galère ! Peut-être un goût commun pour l’opium… et en tous cas une attirance certaine pour les tréfonds obscurs de l’"âme humaine".

Récit loufoque émaillé d’épreuves incroyables et invraisemblables (peut-on survivre en restant 11 jours sans eau ?), fausse fin surréaliste, accumulation de termes de marine (importance de l’arrimage!), détails géographiques longs et fastidieux (copie d’articles savants ?), dont la seule utilité semble être de donner au récit l’aspect d’une aventure réelle. Tout est exact et précis, jusqu’à la limite de ce qui avait été découvert vers 1835 (îles Kerguelen) ; au-delà commence le domaine de l’imaginaire, source du vertige. Comme dans les tableaux de Magritte, fantasme et réalité se confondent alors ; la clé est dans la préface écrite par Poe pour une première édition en feuilleton, où il annonce clairement qu’il s’agit d’une supercherie dans la supercherie, jeu de miroirs comme Orson Welles le mettra en scène un siècle plus tard.

Poe maîtrise incontestablement l’art du récit : il sait faire monter le suspens, ses descriptions sont saisissantes, on reçoit en pleine figure les vagues de la terrible tempête et on suffoque avec Gordon lorsqu’il est enfermé dans la cale ou dans le gouffre. La peur de l’enfermement – était-il claustrophobe ? - est une des obsessions qui traversent toute l’œuvre de Poe, de même que la mort (le brick mystérieux ainsi que la peur du blanc, couleur du deuil en Orient) et la fragilité de la "civilisation". En cas de détresse, les tabous tombent (cannibalisme, cf. le radeau de la Méduse), les marins se conduisent comme des brutes sans morale, et les "bons sauvages" se révèlent être « la race la plus méchante, la plus hypocrite, la plus vindicative, la plus sanguinaire, la plus positivement diabolique qui ait jamais habité la surface du globe ».

À noter aussi l’absence totale de personnage féminin (comme dans presque toute l’œuvre de Poe), la rareté de l’amitié (Auguste, que chacun laisse mourir seul de sa gangrène), sauf entre albatros et pingouins…

Peut-on ranger Edgar Poe dans la littérature gothique ? Contemporain d’E.T.A. Hoffmann et de Mary Shelley (deuxième édition de Frankenstein 1831), précurseur de Jules Verne, son œuvre exprime la rencontre entre deux passions caractéristiques du tournant des XVIIIème- XIXème siècles : exploration des zones inconnues du globe / exploration des régions obscures de l’humain, qui débouchera sur la psychanalyse. Baudelaire ne s’y est pas trompé, qui écrivait « Plonger au fond du gouffre, enfer ou ciel qu’importe, au fond de l’inconnu pour trouver du nouveau ».

Café littéraire du 28 février 2018

"Bartleby le scribe" d’Herman Melville – 1853 –
trad. française Pierre Leyris, Folio 1996
 

Seulement 8 présents : coup de froid, et les petits maux qui vont avec…

Si cette nouvelle a été si abondamment commentée – certains ont même affirmé qu’elle fournirait un excellent sujet de baccalauréat sur la non-violence… -, c’est sans doute qu’elle pose de vraies questions.

Conte philosophique, littérature de l’absurde, exercice littéraire exigeant de nombreuses clés, les interprétations ne manquent pas, la première étant un hommage rendu à l’efficacité de la résistance passive – l’expression est dans le texte. On pense à R. W. Emerson, à H. D. Thoreau et sa désobéissance civile, à l’anarchisme de Hawthorne, grand ami de Melville. Étienne de La Boétie et son célèbre "Discours de notre servitude volontaire" a-t-il inspiré Melville ? Le moins que l’on puisse dire est qu’il nous donne peu d’indices.

Le rapprochement anachronique avec Gandhi est incontournable, mais, contrairement au grand indien, la résistance de Bartleby ne repose sur aucun projet. C’est un homme sans histoire, aux formulations douces (le fameux conditionnel de "je préférerais pas", que tous finissent par s’approprier), se cachant derrière un paravent, qui parvient néanmoins à désorganiser totalement la vie de cet office notarial décrit par son patron (le narrateur) comme stable et géré par un homme tranquille, «  éminemment sûr »… qui ne trouve pas d’autre solution que déménager.

Bartleby a-t-il une stratégie ? Ses refus successifs ont-ils un sens ? Le patron laisse-t-il faire par opportunisme, par utilitarisme comme avec ses deux clercs, ou parce qu’il ne sait que faire ? Nous n’en saurons rien, nous ne pouvons que constater la puissance de l’inertie, qui met dans son tord quiconque tente d’y répondre par la force.

Bartleby trouve un temps sa place dans cette officine notariale coincée entre les buildings de Wall Street, où des individus étranges se livrent à une besogne qui n’a pas grand sens : classer des lettres de rebut et collationner des kilomètres de documents. Il fait ce qu’il veut, depuis le début, et refuse ce qui ne lui plaît pas. Mais, comme le Meursault de Camus, son refus déterminé de coopérer avec ce monde absurde(kafkaïen ? encore un anachronisme…) le mène à la mort.

Melville parvient à nous faire ressentir l’atmosphère étouffante de cette étude new-yorkaise, triste et sans soleil, où chacun vit replié sur soi-même. Bartleby se recroquevillant en fœtus avant de se laisser mourir de faim en est l’image finale, et son refus de quitter les lieux est une métaphore de l’enfermement. Ça sent la molesquine, le vieux papier, le confiné.

Les personnages sont décrits avec beaucoup de finesse et d’humour : les tableaux des deux clercs et l’arrivée de Bartleby sont de véritables morceaux de bravoure, et le texte est émaillé de formules savoureuses.

À propos de l’entêtement de Bartleby : « Autant chercher à faire jaillir une flamme en frottant ses phalanges contre un savon de Marseille ! » (excellente traduction de "Windsor soap", non littérale mais littéraire).

 Café littéraire du 28 mars 2018

"Le tour d’écrou" de Henry James – 1898 –

trad. française Monique Nemer, 2014 Livre de poche

La lecture (206 pages) est facile, les notes en bas de page dans l’édition du livre de poche (N° 32862) facilitent la compréhension des anglicismes.

Récit fait par Douglas ami du narrateur, au cours d’une soirée au temps de Noël en Angleterre : il donne lecture d’une longue lettre rédigée par l’institutrice de sa sœur. Elle expose ses débuts dans la carrière d’institutrice privée (perceptrice ?) au service de deux enfants orphelins. Leur oncle tuteur met une clause inhabituelle à cet emploi : en aucune façon elle ne devra prendre contact avec lui. Sa fonction la met en relations avec un univers angoissant dont on n’arrive pas à démêler la réalité de la fiction.

Ce livre offre un cadre à de multiples interprétations. Malgré de nombreuses informations, aucune clé pour les lecteurs, ce qui est annoncé dès les premières pages. Chacun s’y projette, avec sa personnalité et ses désirs, sa formation et son vécu, ce qui donne lieu à des déductions intéressantes qui pourraient se poursuivre à l’infini.

Dans une ambiance post victorienne (respect de la hiérarchie sociale, pas de sexualité), on peut trouver une histoire fantastique, un récit dans le récit, un feuilleton.

Le ton est angoissant, entretient un climat inquiétant.

Quelques-unes de nos pistes :

  • Un huis clos entre des personnages, dont on ne connaît pas la fin.

  • -Une histoire de fantômes à la façon de Shakespeare

  • -L’invention d’un code pour agent secret

  • -Une machination maligne de deux enfants ligués contre leur institutrice

  • -Un roman précurseur des œuvres de Nabokov (avec une Lolita ou un Lolito ?)

  • -L’institutrice est une malade mentale et nous fait partager ses délires

  • Douglas qui rapporte ce récit, ne serait-il pas Miles ?

  • Un conte incroyable qui fait peur, que Douglas invente au fur et à mesure pour se rendre intéressant le soir de Noël

  • -Une « Madame Bovary » anglaise qui flashe sur l’oncle puis sur Quint

La fin est aussi énigmatique que le reste du roman : tout reste ouvert au gré de l’imagination du lecteur.

Mad Cauvet 

 

Café littéraire du 25 avril 2018 – 7 présents.

Alice au pays des merveilles/De l’autre côté du miroir(1866) de Lewis CARROLL

 

« Nouvelle » lecture, pour certaines qui ont lu cCafette œuvre dans leur enfance, Alice au pays des merveilles nous emmène vers des découvertes multiples, d’abord celle de la personnalité de l’auteur, puis celle de l’écriture et de sa traduction française, celle de la place du merveilleux et du fantastique.

Lewis Carroll nous semble avoir des points communs avec Henry James (Le tour d’écrou) : ce sont deux vieux garçons, purs produits de la tradition victorienne : puritanisme, éducation stricte voire violente, interdits absolus concernant le sexe.

La préface (toujours lire la préface après la lecture, se faire sa propre opinion avant de lire celle d’un autre) de Laurent Bury a marqué les esprits : Lewis Carroll apparaît comme un pédophile « refoulé ». Il ressemble à un adulte qui serait resté « enfant », atteint de bégaiement comme 7 de ses frères et sœurs, il n’était à l’aise qu’avec des enfants.

Ce conte avec ses multiples personnages invraisemblables est tout à fait conforme à l’imagination d’un enfant que les personnages farfelus ne perturbent pas.

La traduction nous prive de jeux de mots anglais, les comptines et les apprentissages obligatoires des jeunes élèves nous sont inconnus et leur pastiche ne nous amuse pas. L.Carroll était un adepte des énigmes et des jeux d’esprit, l’invention de mots-valises est rendue difficilement compréhensibles et nous en perdons le sens poétique. Pour ceux qui le peuvent, le retour au texte original apporte de réponses plus satisfaisantes.

Nous sommes bien dans un conte : histoire qui mêle fantastique et fiction, magie, dédoublement de personnalité. Sans oublier les animaux qui parlent, le sourire du chat de Chester qui s’évanouit, les cartes à jouer qui s’animent. Tout est sens dessus dessous, on joue « pour de faux » comme les enfants.

La critique de la société victorienne est là aussi : Alice est bien élevée (on a cherché à trouver son âge : 7 ans, l’âge idéal !), la reine de cœur est violente (Qu’ on lui coupe la tête !).

À noter aussi le goût de Lewis Caroll pour le jeu : « Alice au pays des merveilles » est construit comme un jeu de cartes, « Au-delà du miroir » (mal traduit par« La traversée du miroir ») comme un jeu d’échecs.

 

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Date de dernière mise à jour : 12/07/2018