Café littéraire du 28 février 2018
"Bartleby le scribe" d’Herman Melville – 1853 –
trad. française Pierre Leyris, Folio 1996
Seulement 8 présents : coup de froid, et les petits maux qui vont avec…
Si cette nouvelle a été si abondamment commentée – certains ont même affirmé qu’elle fournirait un excellent sujet de baccalauréat sur la non-violence… -, c’est sans doute qu’elle pose de vraies questions.
Conte philosophique, littérature de l’absurde, exercice littéraire exigeant de nombreuses clés, les interprétations ne manquent pas, la première étant un hommage rendu à l’efficacité de la résistance passive – l’expression est dans le texte. On pense à R. W. Emerson, à H. D. Thoreau et sa désobéissance civile, à l’anarchisme de Hawthorne, grand ami de Melville. Étienne de La Boétie et son célèbre "Discours de notre servitude volontaire" a-t-il inspiré Melville ? Le moins que l’on puisse dire est qu’il nous donne peu d’indices.
Le rapprochement anachronique avec Gandhi est incontournable, mais, contrairement au grand indien, la résistance de Bartleby ne repose sur aucun projet. C’est un homme sans histoire, aux formulations douces (le fameux conditionnel de "je préférerais pas", que tous finissent par s’approprier), se cachant derrière un paravent, qui parvient néanmoins à désorganiser totalement la vie de cet office notarial décrit par son patron (le narrateur) comme stable et géré par un homme tranquille, « éminemment sûr »… qui ne trouve pas d’autre solution que déménager.
Bartleby a-t-il une stratégie ? Ses refus successifs ont-ils un sens ? Le patron laisse-t-il faire par opportunisme, par utilitarisme comme avec ses deux clercs, ou parce qu’il ne sait que faire ? Nous n’en saurons rien, nous ne pouvons que constater la puissance de l’inertie, qui met dans son tord quiconque tente d’y répondre par la force.
Bartleby trouve un temps sa place dans cette officine notariale coincée entre les buildings de Wall Street, où des individus étranges se livrent à une besogne qui n’a pas grand sens : classer des lettres de rebut et collationner des kilomètres de documents. Il fait ce qu’il veut, depuis le début, et refuse ce qui ne lui plaît pas. Mais, comme le Meursault de Camus, son refus déterminé de coopérer avec ce monde absurde(kafkaïen ? encore un anachronisme…) le mène à la mort.
Melville parvient à nous faire ressentir l’atmosphère étouffante de cette étude new-yorkaise, triste et sans soleil, où chacun vit replié sur soi-même. Bartleby se recroquevillant en fœtus avant de se laisser mourir de faim en est l’image finale, et son refus de quitter les lieux est une métaphore de l’enfermement. Ça sent la molesquine, le vieux papier, le confiné.
Les personnages sont décrits avec beaucoup de finesse et d’humour : les tableaux des deux clercs et l’arrivée de Bartleby sont de véritables morceaux de bravoure, et le texte est émaillé de formules savoureuses.
À propos de l’entêtement de Bartleby : « Autant chercher à faire jaillir une flamme en frottant ses phalanges contre un savon de Marseille ! » (excellente traduction de "Windsor soap", non littérale mais littéraire).