Association du Quartier des Teinturiers - Avignon

Café littéraire saison 2018-2019

"Les ombres errantes" de Pascale Quignard

Parmi les personnes présentes ce soir là aucune n'a vraiment été séduite par ce livre inclassable qui nous est apparu comme un assemblage assez arbitraire de textes dont il a semblé difficile de percevoir quel lien cohérent les relie.

En tout cinquante-cinq courts "chapitres" (certains occupant moins d'une page !) dont le contenu relève d'une grande variété de genres littéraires (à l'image des productions très diversifiées de cet auteur, polygraphe érudit, féru de culture latine).

Le lecteur erre ainsi entre un conte métaphysique (chap. LIII), des îlots de chroniques historiques et littéraires, d'essais philosophiques, d'allusions sexuelles, de musicologie et de poésie (haiku ?), séparés par une étendue de réflexions personnelles (entre impressions fugitives et verbiage sur les sociétés anciennes et contemporaines…) qui ressemblent à des ébauches pour un journal intime.

Mais où trouver une boussole pour une telle navigation ? Le chapitre XV, intitulé "L'ombre", nous aiguille vers un livre de l'écrivain japonais Jun'ichirô Tanizaki ("Eloge de l'ombre", publié en 1933). Cette influence semble avoir suggéré à Pascal Quignard d'inclure le mot "ombre" dans le titre (qui renvoie également à "Ombres errantes", une pièce de François Couperin). Dans la structure de son récit, il convient également de noter l'importance des relations (romancées ou historiques ?) entre Clovis 1er, roi des Francs, et Syagrius dernier roi des Romains, épisodes récurrents soldés par la mort de ce dernier puis celle de son notaire.

Pour le reste, différents thèmes transversaux" apparaissent régulièrement dans plusieurs chapitres : les souvenirs perdus / retrouvés, la confrontation des lettrés avec la lecture, l'écriture, la musique, les images et les couleurs…

Au final, ce récit suggère un bloc-notes tenu au fil du temps par l'auteur en vue de se constituer un réservoir de thèmes et d'idées où piocher un matériau pour des œuvres futures.

Mais fallait-il publier un tel texte en l'état ?

Seconde question : que diable le prix Goncourt est-il allé faire dans cette galère ?

Car cette attribution en 2002 a apparemment suscité quelques polémiques (que Jorge Semprun a, contre l'usage tacite de réserve) portées sur la place publique…).

Dans sa chronique, publiée en 2013 par Gallimard sous le titre "Du côté de chez Drouant", Pierre Assouline livre des commentaires élogieux sur ce texte ("…oeuvre aux qualités évidentes, d'une haute exigence littéraire…") tout en constatant que celui-ci "ne se donne pas facilement au lecteur" et en soulignant son côté disparate : "… force est de constater que Les ombres errantes est fait de trois volumes (*)  d'essais  constitués de débuts de romans, de contes, de paysages, de listes, d'étymologies, de fragments autobiographiques , de voyages sur les lieux où ont vécu ses écrivains préférés et autres fruits de la vie de l'auteur, le tout formant de son aveu même un ensemble imprévisible."

Pierre Assouline mentionne à ce propos un entretien (donné le 22 novembre 2002, sur France Inter, © INA), où Pascal Quignard commente par ces mots la distinction qui vient de lui être décernée : "Je ressens une joie inespérée, cela me fait un plaisir pur parce que cela concerne un ensemble de livres. Dans la mesure où ces trois (*) premiers tomes sont le début d'un énorme Dernier royaume, dans lequel je vais être jusqu'à la fin de mes jours, comme un ensemble infini, je me dis que c'est décerné aussi pour l'œuvre future."

(*) NDLR : les trois premiers tomes ont été publiés en 2002 (simultanément ?) et le jury Goncourt n'aurait donc retenu que le premier. L'auteur en est actuellement au dixième tome ("L'enfant d'Ingolstadt", paru en septembre dernier). Au vu de l'expérience présente, je ne me sens ni le goût ni le courage de m'embarquer à nouveau dans cette chronique-fleuve et j'ai l'impression que cette opinion sera partagée par la majorité des personnes qui étaient présentes à notre café littéraire ce soir-là ….

" La vie devant soi" Emile Ajar

Nous n'étions que cinq personnes le 18 octobre dernier pour débattre de "La vie devant soi" et également pour découvrir notre nouveau lieu de réunion (la librairie-restaurant intitulée "Le lieu", sise au 4 rue des Teinturiers) : aussi bien le roman que l'endroit nous ont unanimement ravis.

En préambule, il n'est peut-être pas inutile de rappeler le contexte éditorial de ce livre, qui a défrayé la chronique littéraire il y a quatre décennies. Couronné par le prix Goncourt en 1975, il a été publié sous le nom d'Emile Ajar, écrivain à l'identité soigneusement dissimulée et qui s'était déjà signalé en 1974 par un roman titré "Gros-câlin". Deux autres romans ("Pseudo" en 1976 et "L'angoisse du roi Salomon" en 1979") paraissent ensuite sous ce nom. Ce n'est qu'en juillet 1981 que le public a appris que le véritable auteur de ces quatre romans n'était autre que Romain Gary, écrivain célèbre, par ailleurs diplomate et Compagnon de la Libération. Une révélation tardive due à son éditeur (Gallimard), qui avait appris cette information via une confession écrite (titrée "Vie et mort d'Emile Ajar") que Gary lui avait postée avant de se suicider le 2 décembre 1980.

Or, le Goncourt lui ayant déjà été décerné en 1958 (pour "Les racines du ciel"), cette infraction aux règles du Prix (certes impossible à préméditer) a provoqué un certain tumulte dans le monde littéraire, ce qui a paraît-il ravi l'auteur, d'autant plus que le grand succès public du livre avait représenté une éclatante revanche vis à vis de la critique qui avait boudé depuis pas mal de temps les livres signés "Romain Gary" (NDLR : là aussi un nom de plume, puisque son nom de naissance était Roman Kacew …).

C'est sans doute pourquoi il avait choisi de ne révéler sa mystification qu'après avoir tiré sa révérence, concluant son livre-confession par un ultime pied de nez "Je me suis bien amusé. Au revoir et merci."…

Voilà pour le contexte éditorial, qui n'est pas commun !

Cela posé, il est temps de revenir au contenu de "La vie devant soi", un texte qui a été unanimement apprécié par les personnes présentes ce soir là.

D'abord en raison de la galerie de personnages inoubliables qui peuplent ce Belleville de l'après-guerre. Un melting-pot d'individus de toutes origines, religions et couleurs de peau, d'une solidarité à toute épreuve, que Romain Gary a su rendre attachants, souvent émouvants et même parfois hautement comiques. L'auteur a beaucoup de tendresse pour cette population en marge, sans occulter le fait qu'une grande partie de celle-ci subsiste aux dépens de diverses administrations grâce à des combines voire à des pratiques absolument illégales. Au sein d'une telle Cour des miracles, deux personnages constituent les piliers de cette histoire.

En premier lieu, Madame Rosa (dont plusieurs personnes ont évoqué au cours de notre réunion l'inoubliable interprétation livrée au cinéma par Simone Signoret), une Juive qu'un parcours de vie tourmenté a menée de l'enfer du camp d'Auschwitz jusqu'à la décrépitude physique et mentale, en passant par les trottoirs parisiens puis par la "pension de famille" pour les enfants de prostituées qu'elle gère en alliant un cœur "gros comme ça" avec un certain réalisme financier.

Ensuite Momo (Mohammed), un jeune Arabe à l'âge incertain ("non daté", ainsi qu'il se qualifie lui-même) : pensionnaire favori de Madame Rosa, il n'a connu ni son père ni sa mère et on devine que son arrivée (apparemment vers l'âge de quatre ans) est liée à une affaire tragique dont le mystère n'est éclairci qu'à la fin.

Le trait de génie de Romain Gary est d'avoir confié à ce petit garçon le soin de relater les diverses péripéties de cette histoire, ce qui permet aux lecteurs de bénéficier d'un florilège de formules bien senties, parfois dignes de Michel Audiard (voir en fin…).

Enfin, dans le voisinage immédiat de Momo gravitent également deux humanistes qui contribuent largement à son éducation lorsqu'il est assailli par des questions d'ordre métaphysique : pour ne pas faire de jaloux, l'un (Monsieur Hamil) est arabe et l'autre (le docteur Katz) est juif…

La langue de Momo est particulièrement savoureuse parce qu'elle est construite en toute simplicité par un enfant non scolarisé, qui détourne, sans s'en rendre compte, le sens des expressions pittoresques des adultes (pour la plupart immigrés) qui l'environnent. A y bien regarder, obtenir un tel "naturel" a dû demander un formidable travail à Romain Gary, d'autant qu'il a pris soin de faire évoluer le langage de Momo au fil du temps et qu'il en exploite de moins en moins la veine pittoresque dès lors que la situation de Madame Rosa se dégrade.

En profitant d'un double truchement (à la fois sous le pseudo "Ajar"et via la bouche d'un garçonnet d'une naïveté rafraîchissante), l'auteur aborde également certaines questions avec un humour que ses lecteurs auraient pu percevoir comme déplacé s'il était apparu sous la signature "Romain Gary", notamment en ce qui concerne les relations entre Juifs et Arabes. Ce sujet sensible, récurrent au long du roman, se conclut en apothéose lors de la réapparition du père biologique de Momo, un maquereau meurtrier de sa compagne, Aicha, la mère du garçonnet. Avec la complicité de ce dernier, Madame Rosa improvise une superbe vengeance à son encontre, en lui laissant croire qu'elle a élevé son fils comme un Juif et non comme un Arabe.

Les relations entre mère et fils constituent un autre thème cher à l'auteur (cf. "La promesse" de l'aube"). Il est décliné sous un double aspect : celui de la mère de substitution (Madame Rosa) et celui de la mère biologique (Aicha). De manière étonnante, alors que, dès sa plus tendre enfance, Momo a vécu dans l'attente du retour de cette mère, la découverte très tardive de son assassinat le laisse indifférent et il n'en retient que la conséquence sur son propre âge (quatre ans de plus au compteur !). Il digère d'autant mieux ces deux nouvelles qu'en fait il est déjà devenu adulte en prenant en charge le sort de Madame Rosa lorsque sa santé a décliné.

Enfin, nous avons été toutes et tous sensibles à la façon dont Romain Gary traite le thème du temps qui passe en s'attachant particulièrement aux conséquences de la vieillesse sur ses personnages.

Un roman qui remonte le moral, via l'émotion et les réflexions qu'il suscite, sans oublier la profusion d'effets comiques jubilatoires qu’il recèle. Un vrai bonheur pour les lecteurs… et un Goncourt populaire, amplement mérité par l'auteur.

Michel Heitzler, 26 novembre 2018

Et pour faire sourire celles et ceux qui n'ont pas trouvé le temps de (re)lire ce livre, voici un petit florilège des trouvailles de langage placées dans la bouche de Momo :

- "J'étais interdit aux mineurs" (cf. l'avertissement pour les films).

- "A neuf ans, j'étais encore trop minoritaire".

- "Je n'ai pas été daté" (pour "je ne connais pas ma date de naissance").

- "Elle se défend [avec son cul] " (récurrent, pour "elle se prostitue").

- "...la cuisine culinaire" (pour "cuisine soignée").

- "On parlait surtout le juif ou l'arabe entre nous ou alors le français quand il y avait des étrangers ou quand on voulait ne pas être compris".

- A propos de Mme Rosa : " Elle s'arrachait les cheveux qu'elle n'avait déjà pas ".

. "... elle avait été saisie à l'improviste par la police française qui fournissait

les Allemands et placée dans un vélodrome pour Juifs".

- A propos de son obésité : "Quand il n'y a personne pour vous aimer autour, ça devient de la graisse".

- [les femmes qui se défendent] "ont besoin de leurs enfants pour avoir raison de vivre".

- …et dans une veine digne des plus grands humoristes !

. "chez nous les aveugles sont très bien vus".

. "Je n'ai pas le nez juif comme les Arabes".

. A propos de sa mère, Aicha : "Dieu ait son cul, qui a fait beaucoup de bien sur cette terre".

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"La condition humaine" André Malraux

   Le titre est ambitieux et presque pourrait faire reculer. Le cadre est « exotique » et d'une opacité peu commune : la Chine en 1927 quand ce pays ne sait pas encore de quel côté il va pencher ; du communisme à la féodalité en passant par tous les intermédiaires. 
   Jeune adolescent, commençant à lire des romans, j'avais été frappé par un propos de ma mère concernant Malraux et La Condition Humaine en particulier. Elle avait été rebutée par l'aspect brutal, la description de la violence et un détail en particulier : celui des prisonniers qu'on jetait vivants encore dans la chaudière des locomotives. Et j'avais écarté Malraux. Pour ces prisonniers là et ces chaudières là ! Ca m'a quand même fait perdre une bonne trentaine d'années ! 
   Le roman attaque très fort, très visuel et très introspectif à la fois. Tchen, jeune révolutionnaire chinois, va commettre un meurtre, tuer un homme qui dort, à coups de couteau, et nous sommes là à l'observer lui, à observer les détails de la scène et à observer les rouages de sa conscience qui grincent au moment de basculer du côté des hommes qui ont tué. 
   Et peu à peu se mettent en place les acteurs de ce drame ; un morceau d'une révolution, un soubresaut de l'histoire, un petit hoquet, considérés à hauteur d'hommes, à la hauteur de ceux qui souffrent, qui peuvent faire souffrir. 
   Un idéal quand même. L'acte de tuer, de voler, n'est pas gratuit. Il est « cautionné » par la « cause ». Justifié par la fin. Pas aux fins d'un homme, mais aux fins d'une idée, d'un idéal. Malraux a manifestement une haute idée de l'homme et ses héros ne sont pas des zombies tueurs et pilleurs pour le lucre et le fun. Ses héros sont tous auréolés de leurs faiblesses mais aussi de leurs certitudes qui leur permettent les actes les plus fous, les plus héroïques. 
   Peu de femmes dans la sphère « Malrauienne » toutefois. Hormi le personnage de May qui a sa propre épaisseur, ce n'est qu'affaire d'hommes, de mâles. 
   La Condition Humaine, ce sera celle de révolutionnaires en train de dynamiter le monde ancien, et qui ne sauront pas avoir réussi, qui mourront pour leurs idées, et dans quelles conditions ! Plus que la réflexion philosophique absconse qu'on pourrait craindre, c'est une bouleversante plongée dans l'âme humaine à un moment où celle-ci passe à l'acte révolutionnaire avec tous les sacrifices que cela implique. 
   Après le meurtre commis par Tchen, tout va s'enchaîner à un rythme de plus en plus trépidant : violences, physiques, morales mais pas de gratuité à celles-ci. Nous serons spectateurs des violences mais aussi à côté, aux côtés et dans la réflexion de celle-ci. 
   L'écriture est belle, adaptée au côté crépusculaire, « sans-certitudes » de la situation. Malraux nous emmène sans mal là où il veut nous entraîner, et on n'a pas envie de traîner. 


 (source : Tistou sur http://www.lecture-ecriture.com/411-La-condition-humaine-Andr%C3%A9-Malraux)

 

 
 
 
 
 
 
 

Date de dernière mise à jour : 31/12/2018