Association du Quartier des Teinturiers - Avignon

Café littéraire saison 2019-2020

 


 

"Une chanson douce" de Leïla Slimani

Histoire d’une nounou qui tue les deux enfants dont elle a la charge ce que l’on sait dès la première page, le reste du roman raconte comment elle en est venue là. Si le point de départ a été pris dans un fait divers, il s’agit d’un vrai roman au sens où toute ressemblance avec des personnages réels est une pure coïncidence.

Les avis ont été très contrastés, un participant n’a pas voulu lire car le thème le hérissait à l’avance, d’autres y ont vu des personnages caricaturaux et un tas de lieu commun sur la femme (Myriam avocate) qui travail et délaisse son foyer en délégant à une nounou (Louise) le soin de la maison et des enfants (Mila & Adam), et un père (Paul) lui aussi trop préoccupé par son travail dans le milieu culturel, un couple de bobos avec Rolex et vacances en Grèce, exploitant une pauvre femme borderline aveugle aux disfonctionnement pour ne pas mettre en cause leur confort et liberté. Pour ces participants ce n’est pas vraiment un roman mais une « étude » psychologique genre café du commerce.

D’autres participant y ont vu au contraire une étude réussie des relations de pouvoir entre la nounou et la famille, le milieu des nounous qui se retrouvent et se soutiennent entre elles, la solitude de cette nounou qui vit seule, se néglige complètement et ne s’épanouit que lorsqu’elle se trouve chez ses employeurs où elle essaye de vivre de plus en plus cherchant à se rendre indispensable et en espérant être complètement intégré à cette famille. Cet espoir est renforcé par l’attitude des parents qui voit en elle une perle de nounou (à la fois nounou, femme de ménage, dame de compagnie…), qui l’emmène même en vacances en Grèce avec eux. De crainte que ses employeurs n’est plus besoin d’elle (les enfants grandissent) et après avoir fait des tentatives consternantes pour favoriser la venue d’un troisième enfant (en emmenant les enfants au restaurant (restaurant minable) pour laisser aux parents une soirée pour un tête à tête romantique) et par peur de rester seule dans une vie dévastée, elle va tuer les deux enfants. Description des rapports et préjugés de classes. Ecriture simple, clinique sans pathos, excellente construction pour ce roman très « noir » qui pose aussi des questions bien au-delà des lieux communs.

"Boussole" de Mathias Enard 

en cours d'écriture

"Les champs d'honneur" de Jean Rouaud

Ce roman autobiographique (le premier d'une série) se déroule dans les années 50 début des années 60. Ce texte a été unanimement apprécié par les participants du jour et pour beaucoup leurs a rppelé de nombreux souvenirs de jeunesse.

Les personnages sont pittoresques : le grand-père maternel, la grande tante Marie, le grand-père paternel Pierre en particulier mais aussi les fossoyeurs père et fils.

Du grand père Burgaud côté maternel, on retient la 2 chevaux comme chacun se souvenait en avoir vu, voire conduit dans sa propre jeunesse, son amitié avec frère Eustache son confident et le seul avec qui il avait de nombreuses conversations et son escapade à l'île du Levant pendant un séjour chez sa fille Lucie dans le Midi. Les scènes dans la 2 chevaux avec sa capote qui par temps de pluie laisse passer des gouttes sur les passagers sont pleines de drôleries.

La grande tante Marie (la petite tante) restée célibataire dont deux de ses frères meurent pendant la guerre de 14-18. L'aîné Joseph meurt des suites du gazage dans l'hôpital de repli à Tours où elle l'avait rejoint pour s'en occuper et son deuxième frère Émile au front et dont le corps n'avait pas pu être retrouvé sur le moment. Les deux frères séparés dans la mort, dans la tombe et sur le monument au mort puisque l'un est mort en 1916 et l'autre en 1917. Elle sera institutrice toute sa vie prenant sa retraite à contre cœur et défendant la plume Sergent Major contre l'invasion du stylo à bille « Pour elle, le stylo bille ouvrait une ère de décadence…». Par ailleurs extrêmement dévote et toujours à l'église dès qu'elle le peut et rédacteur du bulletin paroissial.

Le grand père Pierre qui ayant enfin appris en 1929 où avait été enterré son frère Émile à la va-vite sur le champ de bataille, fera l'expédition pour récupérer le corps et revient finalement avec une boite de madeleine où on été mis deux squelettes car deux corps avaient été ensevelis ensemble et faute de savoir qui est qui il ramène les deux pour les enterrer au village.

Le climat gris et pluvieux de l'ouest, la petite ville de province et son cimetière où tous les membres de la famille se retrouvent, tout est décrit de façon détaillée.

Plusieurs des participants ont dessiné l'arbre généalogique de cette famille parce que ce n'est qu'au fils du livre que on comprend la place de chaque personnage.

Le souvenir de cette grande guerre de 14-18 qui été une énorme boucherie et qui a laissé des stigmates dans la plupart des familles est également évoqué et le titre de ce livre y fait référence.

Rêverie sans nostalgie, déambulation de l'auteur dans son passé comme on feuillette un album photos, se remémorant telle ou telle anecdote. L'écriture est agréable, souple, précise.

 

"Je m'en vais" de Jean Echenoz 

Bien avant d'avoir atteint la fin du bouquin, je me suis demandé si ce roman n'est pas une sorte de pari littéraire lancé par l'auteur face à ses lecteurs.

Côté intrigue, les ingrédients sont assez pauvres :

- la plupart du temps, les motivations des personnages ne sont que sommairement explicitées ;

- l'action se développe selon un rythme languissant avec des changements d'orientation qui découlent d'évènements arbitraires ;

- les décors, généralement indigents en ce qui concerne les lieux clos, sont décrits avec d'autant plus de minutie, que leur contribution apparaît comme incertaine quant à la progression du récit. Une constatation similaire peut être émise à propos des activités professionnelles de divers intervenants (actes médicaux, négociations sur le marché de l’Art, contraintes de la navigation dans les mers arctiques…).

Jean Echenoz (écrivain fidèle aux Editions de Minuit depuis ses débuts) semble ainsi se conformer à un certain nombre de préceptes énoncés trois décennies auparavant par Alain Robbe-Grillet, le pape du "Nouveau Roman", un mouvement littéraire qui avait pris naissance au sein de cette maison d'édition.

Compte tenu du rôle minimaliste initialement assigné à l'intrique, l'auteur se voit contraint de recourir à divers expédients propres à réveiller l'intérêt du lecteur :

- introduire un parfum d'aventure en donnant une touche exotique aux pérégrinations de Félix Ferrer via sa prospection incertaine des terres boréales (dans une ambiance qui évoque Jean Malaurie ou Paul-Emile Victor) ;

- doter son héros d'une activité sexuelle compulsive qu’il exerce aux dépens de la majorité des femmes que ses activités professionnelles l’amènent à fréquenter (y compris les femmes Inuit !). Un procédé à l’efficacité discutable qui peut inciter le lecteur à sauter les épisodes intercalaires au profit de ceux escomptés comme croustillants, espoir souvent déçu en raison du comportement laborieux de héros qui parvient difficilement à retenir ses partenaires.

Finalement Jean Echenoz choisit une solution narrative plus ingénieuse, orientant l’intrigue vers une énigme policière, ce qui oblige le lecteur à décoder soigneusement comme des indices possibles les éléments surabondants qui parsèment les pérégrinations frénétiques des intervenants.

Au final l’affaire se résout un peu trop facilement, grâce à un indice incertain et à une complaisance plutôt improbable du coupable. Son identité réelle (un vrai un coup de théâtre !) révèle en tout cas à quel point l’affaire des antiquités Inuit avait été soigneusement montée dès le début.

Sur le plan de la forme, Jean Echenoz adopte un mode de narration sophistiqué et déstabilisant, tantôt intrusif au sein du corpus de l’intrigue, tantôt distancié en apostrophant avec ironie le lecteur comme le ferait un conférencier à propos de faits dont il ne porte pas la responsabilité. Il ajoute souvent à la confusion de l’intrigue en bousculant la chronologie, navigant entre le passé, le futur proche et le présent, dans une alternance maîtrisée qui a probablement contribué à séduire le jury des académiciens Goncourt.

Ultime pirouette, l’auteur utilise la même formule "Je m’en vais" pour ouvrir et pour conclure son roman, le plaçant ainsi sous l’égide du symbole cyclique de l’ouroboros.

Ps: difficile de résister au plaisir de mentionner le superbe zeugma du chap. 22 (p. 148) “…un vaste complexe commercial et hôtelier chinois dresse son architecture mandchoue au bord du fleuve et de la faillite”.

 

Michel Heitzler, le 23 janvier 2019.

"Le soleil des Scorta" de Laurent Gaudé

Avis positif unanime du groupe du Café Littéraire, lecture facile, écriture enlevée, «  comme un western » a dit l’une d’entre nous !

Histoire de la vie d’une famille et plus particulièrement d’une fratrie, dans un village de l’Italie du Sud dans les Pouilles, de 1875 à nos jours.

Le protagoniste qui ouvre la saga est Luciano Mascalzone, bandit de grand chemin. Au sortir d’une peine de prison de quinze ans, il retourne à Montepuccio son village natal : il espère y retrouver Filomena Biscotti, la jeune fille qu’il aime. Mais le destin veille et de quiproquos en rebondissements, la vie de ses descendants nous fascine et nous emmène sur les traces de la vie de cette époque : place du clergé, rejet des villageois, émigration, contrebande…

A travers la fratrie Carmela, Giuseppe, Domenico,  enfants de Luciano, apparaissent la place de la famille, la transmission des valeurs et des savoir-faire, le rôle et la place des femmes. Toujours présent, le soleil et la mort, comme décor à la vie foisonnante qui s’échappe de ce roman.

 

 

 

"Les ombres errantes" de Pascale Quignard

 

Parmi les personnes présentes ce soir là aucune n'a vraiment été séduite par ce livre inclassable qui nous est apparu comme un assemblage assez arbitraire de textes dont il a semblé difficile de percevoir quel lien cohérent les relie.

En tout cinquante-cinq courts "chapitres" (certains occupant moins d'une page !) dont le contenu relève d'une grande variété de genres littéraires (à l'image des productions très diversifiées de cet auteur, polygraphe érudit, féru de culture latine).

Le lecteur erre ainsi entre un conte métaphysique (chap. LIII), des îlots de chroniques historiques et littéraires, d'essais philosophiques, d'allusions sexuelles, de musicologie et de poésie (haiku ?), séparés par une étendue de réflexions personnelles (entre impressions fugitives et verbiage sur les sociétés anciennes et contemporaines…) qui ressemblent à des ébauches pour un journal intime.

 

Mais où trouver une boussole pour une telle navigation ? Le chapitre XV, intitulé "L'ombre", nous aiguille vers un livre de l'écrivain japonais Jun'ichirô Tanizaki ("Eloge de l'ombre", publié en 1933). Cette influence semble avoir suggéré à Pascal Quignard d'inclure le mot "ombre" dans le titre (qui renvoie également à "Ombres errantes", une pièce de François Couperin). Dans la structure de son récit, il convient également de noter l'importance des relations (romancées ou historiques ?) entre Clovis 1er, roi des Francs, et Syagrius dernier roi des Romains, épisodes récurrents soldés par la mort de ce dernier puis celle de son notaire.

Pour le reste, différents thèmes transversaux" apparaissent régulièrement dans plusieurs chapitres : les souvenirs perdus / retrouvés, la confrontation des lettrés avec la lecture, l'écriture, la musique, les images et les couleurs…

Au final, ce récit suggère un bloc-notes tenu au fil du temps par l'auteur en vue de se constituer un réservoir de thèmes et d'idées où piocher un matériau pour des œuvres futures.

Mais fallait-il publier un tel texte en l'état ?

Seconde question : que diable le prix Goncourt est-il allé faire dans cette galère ?

 

Car cette attribution en 2002 a apparemment suscité quelques polémiques (que Jorge Semprun a, contre l'usage tacite de réserve) portées sur la place publique…).

Dans sa chronique, publiée en 2013 par Gallimard sous le titre "Du côté de chez Drouant", Pierre Assouline livre des commentaires élogieux sur ce texte ("…oeuvre aux qualités évidentes, d'une haute exigence littéraire…") tout en constatant que celui-ci "ne se donne pas facilement au lecteur" et en soulignant son côté disparate : "… force est de constater que Les ombres errantes est fait de trois volumes (*)  d'essais  constitués de débuts de romans, de contes, de paysages, de listes, d'étymologies, de fragments autobiographiques , de voyages sur les lieux où ont vécu ses écrivains préférés et autres fruits de la vie de l'auteur, le tout formant de son aveu même un ensemble imprévisible."

 

Pierre Assouline mentionne à ce propos un entretien (donné le 22 novembre 2002, sur France Inter, © INA), où Pascal Quignard commente par ces mots la distinction qui vient de lui être décernée : "Je ressens une joie inespérée, cela me fait un plaisir pur parce que cela concerne un ensemble de livres. Dans la mesure où ces trois (*) premiers tomes sont le début d'un énorme Dernier royaume, dans lequel je vais être jusqu'à la fin de mes jours, comme un ensemble infini, je me dis que c'est décerné aussi pour l'œuvre future."

 

(*) NDLR : les trois premiers tomes ont été publiés en 2002 (simultanément ?) et le jury Goncourt n'aurait donc retenu que le premier. L'auteur en est actuellement au dixième tome ("L'enfant d'Ingolstadt", paru en septembre dernier). Au vu de l'expérience présente, je ne me sens ni le goût ni le courage de m'embarquer à nouveau dans cette chronique-fleuve et j'ai l'impression que cette opinion sera partagée par la majorité des personnes qui étaient présentes à notre café littéraire ce soir-là ….

" La vie devant soi" Emile Ajar

Nous n'étions que cinq personnes le 18 octobre dernier pour débattre de "La vie devant soi" et également pour découvrir notre nouveau lieu de réunion (la librairie-restaurant intitulée "Le lieu", sise au 4 rue des Teinturiers) : aussi bien le roman que l'endroit nous ont unanimement ravis.

En préambule, il n'est peut-être pas inutile de rappeler le contexte éditorial de ce livre, qui a défrayé la chronique littéraire il y a quatre décennies. Couronné par le prix Goncourt en 1975, il a été publié sous le nom d'Emile Ajar, écrivain à l'identité soigneusement dissimulée et qui s'était déjà signalé en 1974 par un roman titré "Gros-câlin". Deux autres romans ("Pseudo" en 1976 et "L'angoisse du roi Salomon" en 1979") paraissent ensuite sous ce nom. Ce n'est qu'en juillet 1981 que le public a appris que le véritable auteur de ces quatre romans n'était autre que Romain Gary, écrivain célèbre, par ailleurs diplomate et Compagnon de la Libération. Une révélation tardive due à son éditeur (Gallimard), qui avait appris cette information via une confession écrite (titrée "Vie et mort d'Emile Ajar") que Gary lui avait postée avant de se suicider le 2 décembre 1980.

Or, le Goncourt lui ayant déjà été décerné en 1958 (pour "Les racines du ciel"), cette infraction aux règles du Prix (certes impossible à préméditer) a provoqué un certain tumulte dans le monde littéraire, ce qui a paraît-il ravi l'auteur, d'autant plus que le grand succès public du livre avait représenté une éclatante revanche vis à vis de la critique qui avait boudé depuis pas mal de temps les livres signés "Romain Gary" (NDLR : là aussi un nom de plume, puisque son nom de naissance était Roman Kacew …).

C'est sans doute pourquoi il avait choisi de ne révéler sa mystification qu'après avoir tiré sa révérence, concluant son livre-confession par un ultime pied de nez "Je me suis bien amusé. Au revoir et merci."…

Voilà pour le contexte éditorial, qui n'est pas commun !

Cela posé, il est temps de revenir au contenu de "La vie devant soi", un texte qui a été unanimement apprécié par les personnes présentes ce soir là.

D'abord en raison de la galerie de personnages inoubliables qui peuplent ce Belleville de l'après-guerre. Un melting-pot d'individus de toutes origines, religions et couleurs de peau, d'une solidarité à toute épreuve, que Romain Gary a su rendre attachants, souvent émouvants et même parfois hautement comiques. L'auteur a beaucoup de tendresse pour cette population en marge, sans occulter le fait qu'une grande partie de celle-ci subsiste aux dépens de diverses administrations grâce à des combines voire à des pratiques absolument illégales. Au sein d'une telle Cour des miracles, deux personnages constituent les piliers de cette histoire.

En premier lieu, Madame Rosa (dont plusieurs personnes ont évoqué au cours de notre réunion l'inoubliable interprétation livrée au cinéma par Simone Signoret), une Juive qu'un parcours de vie tourmenté a menée de l'enfer du camp d'Auschwitz jusqu'à la décrépitude physique et mentale, en passant par les trottoirs parisiens puis par la "pension de famille" pour les enfants de prostituées qu'elle gère en alliant un cœur "gros comme ça" avec un certain réalisme financier.

Ensuite Momo (Mohammed), un jeune Arabe à l'âge incertain ("non daté", ainsi qu'il se qualifie lui-même) : pensionnaire favori de Madame Rosa, il n'a connu ni son père ni sa mère et on devine que son arrivée (apparemment vers l'âge de quatre ans) est liée à une affaire tragique dont le mystère n'est éclairci qu'à la fin.

Le trait de génie de Romain Gary est d'avoir confié à ce petit garçon le soin de relater les diverses péripéties de cette histoire, ce qui permet aux lecteurs de bénéficier d'un florilège de formules bien senties, parfois dignes de Michel Audiard (voir en fin…).

Enfin, dans le voisinage immédiat de Momo gravitent également deux humanistes qui contribuent largement à son éducation lorsqu'il est assailli par des questions d'ordre métaphysique : pour ne pas faire de jaloux, l'un (Monsieur Hamil) est arabe et l'autre (le docteur Katz) est juif…

La langue de Momo est particulièrement savoureuse parce qu'elle est construite en toute simplicité par un enfant non scolarisé, qui détourne, sans s'en rendre compte, le sens des expressions pittoresques des adultes (pour la plupart immigrés) qui l'environnent. A y bien regarder, obtenir un tel "naturel" a dû demander un formidable travail à Romain Gary, d'autant qu'il a pris soin de faire évoluer le langage de Momo au fil du temps et qu'il en exploite de moins en moins la veine pittoresque dès lors que la situation de Madame Rosa se dégrade.

En profitant d'un double truchement (à la fois sous le pseudo "Ajar"et via la bouche d'un garçonnet d'une naïveté rafraîchissante), l'auteur aborde également certaines questions avec un humour que ses lecteurs auraient pu percevoir comme déplacé s'il était apparu sous la signature "Romain Gary", notamment en ce qui concerne les relations entre Juifs et Arabes. Ce sujet sensible, récurrent au long du roman, se conclut en apothéose lors de la réapparition du père biologique de Momo, un maquereau meurtrier de sa compagne, Aicha, la mère du garçonnet. Avec la complicité de ce dernier, Madame Rosa improvise une superbe vengeance à son encontre, en lui laissant croire qu'elle a élevé son fils comme un Juif et non comme un Arabe.

Les relations entre mère et fils constituent un autre thème cher à l'auteur (cf. "La promesse" de l'aube"). Il est décliné sous un double aspect : celui de la mère de substitution (Madame Rosa) et celui de la mère biologique (Aicha). De manière étonnante, alors que, dès sa plus tendre enfance, Momo a vécu dans l'attente du retour de cette mère, la découverte très tardive de son assassinat le laisse indifférent et il n'en retient que la conséquence sur son propre âge (quatre ans de plus au compteur !). Il digère d'autant mieux ces deux nouvelles qu'en fait il est déjà devenu adulte en prenant en charge le sort de Madame Rosa lorsque sa santé a décliné.

Enfin, nous avons été toutes et tous sensibles à la façon dont Romain Gary traite le thème du temps qui passe en s'attachant particulièrement aux conséquences de la vieillesse sur ses personnages.

Un roman qui remonte le moral, via l'émotion et les réflexions qu'il suscite, sans oublier la profusion d'effets comiques jubilatoires qu’il recèle. Un vrai bonheur pour les lecteurs… et un Goncourt populaire, amplement mérité par l'auteur.

 

Michel Heitzler, 26 novembre 2018

Et pour faire sourire celles et ceux qui n'ont pas trouvé le temps de (re)lire ce livre, voici un petit florilège des trouvailles de langage placées dans la bouche de Momo :

- "J'étais interdit aux mineurs" (cf. l'avertissement pour les films).

- "A neuf ans, j'étais encore trop minoritaire".

- "Je n'ai pas été daté" (pour "je ne connais pas ma date de naissance").

- "Elle se défend [avec son cul] " (récurrent, pour "elle se prostitue").

- "...la cuisine culinaire" (pour "cuisine soignée").

- "On parlait surtout le juif ou l'arabe entre nous ou alors le français quand il y avait des étrangers ou quand on voulait ne pas être compris".

- A propos de Mme Rosa : " Elle s'arrachait les cheveux qu'elle n'avait déjà pas ".

. "... elle avait été saisie à l'improviste par la police française qui fournissait

les Allemands et placée dans un vélodrome pour Juifs".

- A propos de son obésité : "Quand il n'y a personne pour vous aimer autour, ça devient de la graisse".

- [les femmes qui se défendent] "ont besoin de leurs enfants pour avoir raison de vivre".

- …et dans une veine digne des plus grands humoristes !

. "chez nous les aveugles sont très bien vus".

. "Je n'ai pas le nez juif comme les Arabes".

. A propos de sa mère, Aicha : "Dieu ait son cul, qui a fait beaucoup de bien sur cette terre".

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"La condition humaine" André Malraux

   Le titre est ambitieux et presque pourrait faire reculer. Le cadre est « exotique » et d'une opacité peu commune : la Chine en 1927 quand ce pays ne sait pas encore de quel côté il va pencher ; du communisme à la féodalité en passant par tous les intermédiaires. 
   Jeune adolescent, commençant à lire des romans, j'avais été frappé par un propos de ma mère concernant Malraux et La Condition Humaine en particulier. Elle avait été rebutée par l'aspect brutal, la description de la violence et un détail en particulier : celui des prisonniers qu'on jetait vivants encore dans la chaudière des locomotives. Et j'avais écarté Malraux. Pour ces prisonniers là et ces chaudières là ! Ca m'a quand même fait perdre une bonne trentaine d'années ! 
   Le roman attaque très fort, très visuel et très introspectif à la fois. Tchen, jeune révolutionnaire chinois, va commettre un meurtre, tuer un homme qui dort, à coups de couteau, et nous sommes là à l'observer lui, à observer les détails de la scène et à observer les rouages de sa conscience qui grincent au moment de basculer du côté des hommes qui ont tué. 
   Et peu à peu se mettent en place les acteurs de ce drame ; un morceau d'une révolution, un soubresaut de l'histoire, un petit hoquet, considérés à hauteur d'hommes, à la hauteur de ceux qui souffrent, qui peuvent faire souffrir. 
   Un idéal quand même. L'acte de tuer, de voler, n'est pas gratuit. Il est « cautionné » par la « cause ». Justifié par la fin. Pas aux fins d'un homme, mais aux fins d'une idée, d'un idéal. Malraux a manifestement une haute idée de l'homme et ses héros ne sont pas des zombies tueurs et pilleurs pour le lucre et le fun. Ses héros sont tous auréolés de leurs faiblesses mais aussi de leurs certitudes qui leur permettent les actes les plus fous, les plus héroïques. 
   Peu de femmes dans la sphère « Malrauienne » toutefois. Hormi le personnage de May qui a sa propre épaisseur, ce n'est qu'affaire d'hommes, de mâles. 
   La Condition Humaine, ce sera celle de révolutionnaires en train de dynamiter le monde ancien, et qui ne sauront pas avoir réussi, qui mourront pour leurs idées, et dans quelles conditions ! Plus que la réflexion philosophique absconse qu'on pourrait craindre, c'est une bouleversante plongée dans l'âme humaine à un moment où celle-ci passe à l'acte révolutionnaire avec tous les sacrifices que cela implique. 
   Après le meurtre commis par Tchen, tout va s'enchaîner à un rythme de plus en plus trépidant : violences, physiques, morales mais pas de gratuité à celles-ci. Nous serons spectateurs des violences mais aussi à côté, aux côtés et dans la réflexion de celle-ci. 
   L'écriture est belle, adaptée au côté crépusculaire, « sans-certitudes » de la situation. Malraux nous emmène sans mal là où il veut nous entraîner, et on n'a pas envie de traîner. 


 (source : Tistou sur http://www.lecture-ecriture.com/411-La-condition-humaine-Andr%C3%A9-Malraux)

Date de dernière mise à jour : 07/06/2019