" La vie devant soi" Emile Ajar
Nous n'étions que cinq personnes le 18 octobre dernier pour débattre de "La vie devant soi" et également pour découvrir notre nouveau lieu de réunion (la librairie-restaurant intitulée "Le lieu", sise au 4 rue des Teinturiers) : aussi bien le roman que l'endroit nous ont unanimement ravis.
En préambule, il n'est peut-être pas inutile de rappeler le contexte éditorial de ce livre, qui a défrayé la chronique littéraire il y a quatre décennies. Couronné par le prix Goncourt en 1975, il a été publié sous le nom d'Emile Ajar, écrivain à l'identité soigneusement dissimulée et qui s'était déjà signalé en 1974 par un roman titré "Gros-câlin". Deux autres romans ("Pseudo" en 1976 et "L'angoisse du roi Salomon" en 1979") paraissent ensuite sous ce nom. Ce n'est qu'en juillet 1981 que le public a appris que le véritable auteur de ces quatre romans n'était autre que Romain Gary, écrivain célèbre, par ailleurs diplomate et Compagnon de la Libération. Une révélation tardive due à son éditeur (Gallimard), qui avait appris cette information via une confession écrite (titrée "Vie et mort d'Emile Ajar") que Gary lui avait postée avant de se suicider le 2 décembre 1980.
Or, le Goncourt lui ayant déjà été décerné en 1958 (pour "Les racines du ciel"), cette infraction aux règles du Prix (certes impossible à préméditer) a provoqué un certain tumulte dans le monde littéraire, ce qui a paraît-il ravi l'auteur, d'autant plus que le grand succès public du livre avait représenté une éclatante revanche vis à vis de la critique qui avait boudé depuis pas mal de temps les livres signés "Romain Gary" (NDLR : là aussi un nom de plume, puisque son nom de naissance était Roman Kacew …).
C'est sans doute pourquoi il avait choisi de ne révéler sa mystification qu'après avoir tiré sa révérence, concluant son livre-confession par un ultime pied de nez "Je me suis bien amusé. Au revoir et merci."…
Voilà pour le contexte éditorial, qui n'est pas commun !
Cela posé, il est temps de revenir au contenu de "La vie devant soi", un texte qui a été unanimement apprécié par les personnes présentes ce soir là.
D'abord en raison de la galerie de personnages inoubliables qui peuplent ce Belleville de l'après-guerre. Un melting-pot d'individus de toutes origines, religions et couleurs de peau, d'une solidarité à toute épreuve, que Romain Gary a su rendre attachants, souvent émouvants et même parfois hautement comiques. L'auteur a beaucoup de tendresse pour cette population en marge, sans occulter le fait qu'une grande partie de celle-ci subsiste aux dépens de diverses administrations grâce à des combines voire à des pratiques absolument illégales. Au sein d'une telle Cour des miracles, deux personnages constituent les piliers de cette histoire.
En premier lieu, Madame Rosa (dont plusieurs personnes ont évoqué au cours de notre réunion l'inoubliable interprétation livrée au cinéma par Simone Signoret), une Juive qu'un parcours de vie tourmenté a menée de l'enfer du camp d'Auschwitz jusqu'à la décrépitude physique et mentale, en passant par les trottoirs parisiens puis par la "pension de famille" pour les enfants de prostituées qu'elle gère en alliant un cœur "gros comme ça" avec un certain réalisme financier.
Ensuite Momo (Mohammed), un jeune Arabe à l'âge incertain ("non daté", ainsi qu'il se qualifie lui-même) : pensionnaire favori de Madame Rosa, il n'a connu ni son père ni sa mère et on devine que son arrivée (apparemment vers l'âge de quatre ans) est liée à une affaire tragique dont le mystère n'est éclairci qu'à la fin.
Le trait de génie de Romain Gary est d'avoir confié à ce petit garçon le soin de relater les diverses péripéties de cette histoire, ce qui permet aux lecteurs de bénéficier d'un florilège de formules bien senties, parfois dignes de Michel Audiard (voir en fin…).
Enfin, dans le voisinage immédiat de Momo gravitent également deux humanistes qui contribuent largement à son éducation lorsqu'il est assailli par des questions d'ordre métaphysique : pour ne pas faire de jaloux, l'un (Monsieur Hamil) est arabe et l'autre (le docteur Katz) est juif…
La langue de Momo est particulièrement savoureuse parce qu'elle est construite en toute simplicité par un enfant non scolarisé, qui détourne, sans s'en rendre compte, le sens des expressions pittoresques des adultes (pour la plupart immigrés) qui l'environnent. A y bien regarder, obtenir un tel "naturel" a dû demander un formidable travail à Romain Gary, d'autant qu'il a pris soin de faire évoluer le langage de Momo au fil du temps et qu'il en exploite de moins en moins la veine pittoresque dès lors que la situation de Madame Rosa se dégrade.
En profitant d'un double truchement (à la fois sous le pseudo "Ajar"et via la bouche d'un garçonnet d'une naïveté rafraîchissante), l'auteur aborde également certaines questions avec un humour que ses lecteurs auraient pu percevoir comme déplacé s'il était apparu sous la signature "Romain Gary", notamment en ce qui concerne les relations entre Juifs et Arabes. Ce sujet sensible, récurrent au long du roman, se conclut en apothéose lors de la réapparition du père biologique de Momo, un maquereau meurtrier de sa compagne, Aicha, la mère du garçonnet. Avec la complicité de ce dernier, Madame Rosa improvise une superbe vengeance à son encontre, en lui laissant croire qu'elle a élevé son fils comme un Juif et non comme un Arabe.
Les relations entre mère et fils constituent un autre thème cher à l'auteur (cf. "La promesse" de l'aube"). Il est décliné sous un double aspect : celui de la mère de substitution (Madame Rosa) et celui de la mère biologique (Aicha). De manière étonnante, alors que, dès sa plus tendre enfance, Momo a vécu dans l'attente du retour de cette mère, la découverte très tardive de son assassinat le laisse indifférent et il n'en retient que la conséquence sur son propre âge (quatre ans de plus au compteur !). Il digère d'autant mieux ces deux nouvelles qu'en fait il est déjà devenu adulte en prenant en charge le sort de Madame Rosa lorsque sa santé a décliné.
Enfin, nous avons été toutes et tous sensibles à la façon dont Romain Gary traite le thème du temps qui passe en s'attachant particulièrement aux conséquences de la vieillesse sur ses personnages.
Un roman qui remonte le moral, via l'émotion et les réflexions qu'il suscite, sans oublier la profusion d'effets comiques jubilatoires qu’il recèle. Un vrai bonheur pour les lecteurs… et un Goncourt populaire, amplement mérité par l'auteur.
Michel Heitzler, 26 novembre 2018
Et pour faire sourire celles et ceux qui n'ont pas trouvé le temps de (re)lire ce livre, voici un petit florilège des trouvailles de langage placées dans la bouche de Momo :
- "J'étais interdit aux mineurs" (cf. l'avertissement pour les films).
- "A neuf ans, j'étais encore trop minoritaire".
- "Je n'ai pas été daté" (pour "je ne connais pas ma date de naissance").
- "Elle se défend [avec son cul] " (récurrent, pour "elle se prostitue").
- "...la cuisine culinaire" (pour "cuisine soignée").
- "On parlait surtout le juif ou l'arabe entre nous ou alors le français quand il y avait des étrangers ou quand on voulait ne pas être compris".
- A propos de Mme Rosa : " Elle s'arrachait les cheveux qu'elle n'avait déjà pas ".
. "... elle avait été saisie à l'improviste par la police française qui fournissait
les Allemands et placée dans un vélodrome pour Juifs".
- A propos de son obésité : "Quand il n'y a personne pour vous aimer autour, ça devient de la graisse".
- [les femmes qui se défendent] "ont besoin de leurs enfants pour avoir raison de vivre".
- …et dans une veine digne des plus grands humoristes !
. "… chez nous les aveugles sont très bien vus…".
. "Je n'ai pas le nez juif comme les Arabes".
. A propos de sa mère, Aicha : "Dieu ait son cul, qui a fait beaucoup de bien sur cette terre…".
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