Association du Quartier des Teinturiers - Avignon

Café littéraire saison 2012-2013

Cycle les voyageurs écrivains et les écrivains voyageurs

"Les Vagabonds du Rail" de Jack London", (The Road, 1907) - éd. Française chez Phébus-Libretto sous le titre "La Route : les Vagabonds du Rail" - (Café littéraire du 26 septembre)

Malgré un fâcheux contretemps qui nous fit reporter d'une semaine notre café de rentrée, nous étions 13 ce mercredi 26 à la Cave des Pas Sages, que nous remercions de son accueil.

Plus « voyageur écrivain » qu'« écrivain voyageur », peu de plaisir à le lire : ainsi peut se résumer la déception de lecteurs qui, pour la plupart, avaient découvert Jack London au sortir de l'enfance, à travers « Croc-Blanc » ou « L'Appel de la Forêt ». Errance dans l'écriture, errance dans le voyage, comme si ce récit n'avait d'autre but que d'être une sorte de « guide du routard » du petit arnaqueur individualiste à la recherche des bons plans.

Seul aspect positif : nous faire découvrir ce qu'étaient les États-Unis du début du XXème siècle (la soi-disant « Belle Époque!), une jungle sociale faite de misère et d'inégalités, de violence et de justice expéditive, où les crises économiques successives jetaient constamment des milliers de hobos sur les routes et dans les wagons de marchandise, où ils étaient impitoyablement pourchassés par les « taureaux » (les policiers) et les employés des compagnies de chemin de fer privées. Il y a une continuité entre Jack London et John Steinbeck, bien que l'aspect documentaire l'emporte chez London sur les qualités littéraires.

Autre continuité, celle qui fait de London le précurseur de la « Beat Generation », par sa célébration du voyage et de l'aventure (on pense à Kerouac), par son écriture journalistique et aussi par son attachement au monde bien particulier de la baie de San Francisco. Ce n'est pas pour rien que les hippies des années soixante en ont fait une de leurs idoles !

Une scène a particulièrement retenu l'attention de plusieurs d'entre nous : alors que le chef d'une tribu de romanichels corrige durement au fouet deux enfants qui ont commis une quelconque bêtise, la mère tente de s'interposer et est à son tour la victime d'une pluie de coups. Personne ne tente de s'interposer, pas même London, témoin immobile. Lâcheté ? Conscience du rapport de forces défavorable ? « C'était une page de la vie, voilà tout, et j'en ai vu bien d'autres bien pires », et il conclut la scène par un amer constat : « L'homme est le seul animal qui maltraite sa femelle », phrase reprise par Sylvain Tesson dans son « Petit Traité sur l'Immensité du Monde » comme illustration de la domination masculine.

Ici s'expriment la misanthropie de London, sa misogynie, son impuissance à « changer le monde », qui l'ont amené à préférer la compagnie des animaux (Croc-Blanc) et de la nature sauvage (L'Appel de la Forêt), et l'ont finalement conduit au suicide, à quarante ans.

« Tristes Tropiques » de Claude Lévi-Strauss – 1955, Terre Humaine Plon - (Café littéraire 24 octobre)

11 présents, et débat passionné autour de ce grand classique de la littérature de voyage.

Quelques-uns ont reproché à Claude Lévi-Strauss une certaine fatuité de notable universitaire ne rêvant que d'Académie française et méprisant le "petit peuple". Mais il serait dommage de ne retenir que cet aspect – contestable – d'un ouvrage que la plupart ont qualifié de chef-d'oeuvre, même s'il s'agit d'un "objet littéraire non identifié". Lévi-Strauss est en effet avant tout un ethnologue, dont le style manque parfois d'unité, passant d'un très beau français classique et précis à une prose lourde, emberlificotée et désuète qui rend certaines pages carrément ennuyeuses.

Au point que beaucoup parmi nous – découragés par un tel pavé (500 pages) parfois difficile à lire, ou simplement par manque de temps – se sont arrêtés bien avant la fin, comptant sur les autres lecteurs pour s'entendre dire si ça vaut la peine d'aller jusqu'au bout ! Nous reviendrons donc sur « Tristes Tropiques » plus tard dans l'année, lorsque toutes et tous auront "digéré" cet incontournable monument.

« Je hais les voyages et les explorateurs » : cette première phrase célèbre et provocatrice a surtout pour but de nous faire comprendre à quel point le sentiment de supériorité de l'occidental blanc imbu de sa modernité est absurde et destructeur. Et tout au long de cet ouvrage riche et dense Lévi-Strauss nous montre comment les grands universaux anthropologiques (opposition principe créateur / principe ordonnateur, culte des morts, prohibition de l'inceste pour inciter à l'exogamie) sont présents – certes de manière différente mais sans supériorité d'une civilisation sur l'autre – dans tous les groupes humains, des indiens du Brésil aux indo-européens, de l'Amazone à Calcutta. Le respect fonde le regard de l'ethnologue, et on aimerait le suivre à travers les marchés et les souks, tant ses descriptions nous font vivre les odeurs, les saveurs et les couleurs ; on aimerait voyager avec lui, tant ses analyses sont intelligentes et clairvoyantes.

Il n'y a pas de hiérarchie des cultures, n'en déplaise à certains anciens ministres, et si « les tropiques sont moins exotiques que démodés », c'est en grande partie à cause de la contamination par la civilisation du colonisateur blanc. Misère, faim, maladies, rivalités entre bandes en voie d'extinction se conjuguent avec l'absence de scrupules des aventuriers de l'Amazone et le prosélytisme des missionnaires pour rendre ces tropiques vraiment tristes. « L'écart entre l'excès de luxe et l'excès de misère fait éclater la dimension humaine » (p.155), écrit Lévi-Strauss à propos de Calcutta ; remarque hélas toujours pertinente en notre début de XXIème siècle.

Et si certains voient de l'islamophobie dans les dernières pages, c'est qu'ils n'ont pas compris qu'il s'agit en réalité d'une critique sans faille de l'islamisme des intégristes cachemiris et pakistanais (les talibans), quelques années seulement après les sanglantes guerres de religion qui ont suivi la partition de l'Inde.

Le pessimisme radical de Lévi-Strauss prend alors toute sa force, face à une humanité incapable de se réguler : « Le monde a commencé sans l'homme et il s'achèvera sans lui. Les institutions, les mœurs et les coutumes, que j'aurai passé ma vie à inventorier et à comprendre, sont une efflorescence passagère d'une création par rapport à laquelle elles ne possèdent aucun sens, sinon peut-être celui de permettre à l'humanité d'y jouer son rôle » (p.495).

« Ébène, aventures africaines » de Ryszard Kapuscinski – 1998, Plon 2000 pour la traduction française - (Café littéraire du 5 décembre)

15 présents, et une quasi-unanimité autour d' « Ébène », malgré le brouhaha qui a parfois rendu la communication difficile. Il y avait beaucoup de monde à la « Cave », merci à Myriam et Jean-Phi d'avoir fait le maximum pour nous permettre malgré tout d'échanger.

Ryszard Kapuscinski est grand-reporter, et son style s'en ressent : juxtaposition d'articles écrits parfois à la va-vite, passant sans transition d'un pays africain à l'autre. En revanche, cette « patte du journaliste » produit un récit sobre et factuel, sans jugement ni parti-pris. C'est du « pur vécu », et le peu de moyens dont disposait ce journaliste polonais lors de ses séjours dans l'Afrique post-coloniale l'a amené à côtoyer des personnages et à fréquenter des lieux que les occidentaux évitent habituellement. On a chaud et soif avec lui, même si ce réalisme ne donne pas forcément envie de parcourir cette Afrique bien différente des clichés de carte postale !

On passe très vite de l'euphorie des premières indépendances (fin des années cinquante) aux fléaux qui marquent l'histoire de ce continent : racisme, colonialisme, traite négrière, misère et sous-développement ; dictateurs sanguinaires mis en place et soutenus par les « grandes puissances » avides de matières premières, qui font de l'Afrique un enjeu de la guerre froide ; cruauté des rivalités tribales et poids de certaines formes d'arriération (hygiène, sorcellerie). Kapuscinski nous livre une vision désabusée sur les indépendances et les innombrables coups d'état, guerres civiles et massacres qui les ont suivies, sans oublier de dénoncer au passage le danger des sectes et le rôle ambigu des ONG.

« Sur le continent africain, les guerres contemporaines sont des guerres d'enfants. » (p. 172)

En même temps, les principaux conflits (Nigeria, Ouganda, Rwanda, Soudan, Liberia, Angola, Congo, Mali, Érythrée, Éthiopie, la liste est longue...) sont à chaque fois expliqués et replacés dans leurs contextes local et international de manière très claire, sans paternalisme et avec beaucoup de respect et d'empathie.

Ce récit est à la fois une bonne leçon d'histoire et de géographie, et une modeste réflexion humaniste sur un continent aux immenses richesses humaines que l'Histoire a jusqu'ici gâchées.

La très belle description d'une journée de la vie d'un village « à l'ombre d'un arbre, en Afrique » (titre du dernier chapitre) apporte un peu de sérénité et d'espoir après tant d'horreurs. Le temps long de la vie quotidienne finira-t-il par l'emporter sur la frénésie des massacres ?

«Dans l'ombre chaude de l'Islam» d'Isabelle Eberhardt vers 1904 - édité en 1996 chez Actes Sud -(Café littéraire du 31 janvier)

Une douzaine de participants pour ce premier café littéraire 2013,dont un nouveau, Rachid, à qui nous souhaitons la bienvenue.
Pas grand'chose à dire de cette «Ombre chaude de l'Islam»,qui n'est sans doute pas l'oeuvre la plus représentative d'Isabelle Eberhardt et qui rend en tous cas très mal compte d'une (courte) vie bien remplie, anti-conformiste et aventureuse. Il est vrai que ce texte a été reconstitué à partir de fragments épars,après la fin tragique de notre voyageuse dans le sud algéro-marocain,en 1904.

Tout en prenant soin d'éviter l'anachronisme, nous avons tous souligné combien ce récit était daté, tant par le style alambiqué et maniéré que par le contenu : cartes postales de couchers de soleil sur le désert, orientalisme romantique ignorant la dureté de la vie quotidienne des autochtones et la triste réalité. de la colonisation. Force est de constater que ce livre (dédié Lyautey !) porte de nombreuses traces de racisme et de discrimination entre peuples «nobles» et «inférieurs», voire «paresseux et voleurs»". L'idéologie de l'époque coloniale y est certes pour beaucoup, mais ce récit des aventures très protégées d'une riche européenne nombriliste en terre d'Islam, dont elle profite de l'hospitalité pour se faire servir, en arrive à faire oublier les étonnantes remarques personnelles et la situation à peine croyable de cette jeune femme travestie en homme dont personne ne semble avoir démasqué le subterfuge.

Nous avons ensuite passé beaucoup de temps à choisir un ouvrage pour notre prochaine rencontre. Le concept d'écrivain-voyageur / voyageur-écrivain semble difficile à cerner et les attentes sont très différentes : récit de voyage, œuvre littéraire ou reportage journalistique ? Fiction ou (auto)biographie ? Quelle époque ? Il est vrai en plus que la littérature de voyage date essentiellement des XIXème et 1ère moitié du XXème siècle, le voyage s'étant aujourd'hui complètement banalisé.

À prendre en compte pour la suite de notre café littéraire.

« En Patagonie » de Bruce Chatwin – 1977 – édition française Grasset 2007 - (Café littéraire du 20 février)

Des avis très contrastés parmi les dix participants à ce café littéraire de février.

Non, la Patagonie n'est pas un pays imaginaire inventé par les surréalistes, et si le récit de Bruce Chatwin semble parfois à la limite du réel, de l'imaginaire et de l'utopie, c'est sans doute dû à son ouverture aux autres et à son art de la narration : beaucoup de distance et d'ironie, on dirait qu'il blague, que ce qu'il raconte n'est pas sérieux ; on a parlé de « livre cubiste », au sens où différents angles de vue sont juxtaposés dans le même plan.

Mais ce dandysme, véritable pamphlet contre la littérature anglo-saxonne classique dont par ailleurs il s'inspire largement, lui vaut aussi le qualitatif de mondain superficiel, de snob. Il voyage avec un smoking et un carnet d'adresses bien rempli, sa Patagonie semble peuplée de « people » anglais et américains et très peu d'indiens, beaucoup de flash-backs vers les « héros » de la conquête de l'Ouest (Butch Cassidy), un nomadisme nonchalant qui va d'hacienda en hacienda qui finissent par toutes se ressembler, et peu de descriptions de paysages (pourtant grandioses).

Nous avons finalement eu plus de choses à dire sur la Patagonie que sur le récit de Chatwin, et Geneviève nous a lu quelques extraits d'un poème qu'elle avait composé après un voyage dans cette très belle région :

Ce nom-là, il nous fait rêver, il donne envie de voyager,
Il nous ouvre des horizons, enflamme l’imagination,
Il évoque le bout du monde, et nous fait l’humeur vagabonde…
Patagonie, Fin del Mundo. Et, là-bas : Tierra del Fuego !
Est-ce un pays, vraiment ? Ou peut-être un mirage ?
Une contrée peuplée encore de sauvages ?
Eh ! oui, quand j’entendais le mot de « patagon », il me semblait parfois que c’était un juron
Du Capitaine Haddock… Mais je ne savais pas… je n’avais jamais vu encore Ushuaïa,
Tout juste situais-je, entre deux océans, le terrible et fameux Détroit de Magellan.
Mais enfin, qu’est-ce donc que la Patagonie ? Est-ce un pays réel, ou bien une utopie ?
B utch Cassidy fuyant très loin dans la pampa, ou la Patrie chantée par Pablo Neruda ?
Des anciens Cap-Horniers la légende tragique ? Les Indiens massacrés ? La montagne magique ?
Eh bien, c’est tout cela, et c’est bien autre chose.

« Les Dames de Nage » de Bernard Giraudeau – 2007 – éditions Métailié - (Café littéraire du 20 mars)

11 présents, et l'unanimité s'est rapidement faite autour de l'aspect décousu de ce texte : récits multiples et variés, parfois mélos, d'intérêt inégal, mis ensemble de manière quelque peu artificielle (coup commercial arrangé par l'éditeur ?). Un recueil de nouvelles aurait été plus pertinent.

Ce voyage à travers les femmes – toutes sortes de femmes – , périple amoureux dans tous les sens du terme, s'inscrit dans la tradition des récits de voyage, avec tous les ingrédients « classiques » du genre : de l'exotisme, un peu de sexe, des ports – en particulier La Rochelle, ville native de B. Giraudeau, ancien centre du commerce triangulaire et de la traite négrière – et bien sûr un héros bourlingueur, séducteur et macho. Beaucoup de références, avec un côté « copié-collé » fréquent chez les autodidactes !

On pense parfois à un Hugo Pratt qui ne serait pas toujours à la hauteur de son entreprise.

Mais ce personnage ne laisse pas indifférent. Il sait aussi faire preuve d'authentique humanité et ses faiblesses le rendent attachant : tendresse pour les très jeunes filles, rapport étroit à sa mère (certains y ont vu une dimension incestueuse), nombreuses liaisons où la pure sensualité s'accompagne d'un vrai respect, et enfin cette relation ambiguë avec le transsexuel Marcia / Marco, où l'attirance physique se heurte au tabou, et à laquelle il consacre un nombre considérable de pages.

Reste la question des critiques dithyrambiques qui ont accompagné la sortie de cet ouvrage. Sont-elles méritées ou s'agit-il d'une opération médiatique ? Les renvois d'ascenseur dans les milieux de la critique littéraire sont plus fréquents que les vrais coups de cœur...

« Bourlinguer » de Blaise Cendrars – 1948 – Denoël - (Café littéraire du 17 avril)

Premier café littéraire sous les platanes de la rue des Teinturiers, sur la terrasse de la « Cave » ; merci à Myriam pour son accueil souriant.

Nous étions une douzaine, avec une fois de plus des avis très différents, ce qui contribue largement au plaisir de nos rencontres ! Pour quelques un(e)s qui ont eu l'impression de se faire mener en bateau, Cendrars est un personnage plutôt antipathique, prétentieux et ennuyeux, un « moi je » baratineur et cabotin. Comment se sortir de ses phrases interminables, parfois sans ponctuation, accumulations de mots sans respiration ? Faut-il se laisser entraîner par le flot de son écriture, pratiquer une sorte de « lecture automatique » ou peut-être les lire à haute voix ?

Il y a en tous cas dans ce texte la gourmandise d'une langue foisonnante maniée avec virtuosité dans un style complètement débridé, au fil de l'enchaînement subjectif des souvenirs de l'auteur, avec une distorsion du temps et des lieux en avance sur son époque. Cet hymne à la vie et à la liberté est jubilatoire, avec un côté anar qui croque la vie à pleines dents en se moquant pas mal des conventions : « la vie, c'est amusant, c'est passionnant ». Immense plaisir à vivre, à raconter des histoires - vraies ou imaginaires qu'importe -, anecdotes où le plus souvent on picole plus que de raison, qu'il ne faut surtout pas prendre au sérieux, tel l'énorme gag final de «Paris, port de mer». C'est une galerie de personnages hauts en couleur, parmi lesquels Cendrars lui-même n'est pas le dernier.

Il faut ici rappeler combien Cendrars a vécu intensément son époque : le Paris bohème du début de siècle (Picasso, Modigliani, Fernand Léger, les surréalistes, etc.) ; la première guerre mondiale où il a laissé son bras droit après s'être engagé (son passage dans la légion étrangère est sans aucun doute à l'origine de son goût pour les «blagues de troufion», pour les bordels, les bas-fonds et les bagarres de bar) ; ses nombreux voyages comme reporter et de multiples activités culturelles jusqu'à un ultime mariage un an et demi avant sa mort en 1961, à 74 ans.

Est-ce le fait d'avoir connu les pires horreurs – cette génération a vécu les deux guerres mondiales – qui lui a donné cette soif de tout chambouler et ce désenchantement ?

«Pompéi, Hiroshima, quel progrès !» . À méditer...

« Lord Jim » de Joseph Conrad – 1899 – traduction française 1982 (Gallimard) - (Café littéraire du 22 mai)

Comme de coutume, une douzaine de participants, dont aucun n'est resté indifférent à l'oeuvre de Joseph Conrad.

Ce « récit libre et vagabond », comme le présente l'auteur lui-même, est écrit dans un très beau style où alternent descriptions impressionnistes (quelques longueurs) et scènes d'action rapides. Le choix du récit dans le récit (Marlow) permet distance, humour et aussi empathie. De nombreux motifs symboliques suggèrent en outre une lecture métaphorique et soulignent le sens moral de chaque scène : bougie comme seul éclairage, tous dans le même bateau, saut dans le canot signifiant le chute existentielle, etc.

On découvre peu à peu, par petites touches, de témoignage en témoignage, la personnalité fascinante de Lord Jim et le drame de mer qui a brisé sa vie. Même si l'on peut juger qu'il se culpabilise pour pas grand'chose, il est poursuivi par le sentiment d'avoir commis une faute - la pire pour un commandant de marine, abandonner son navire et ses passagers – qui l'empêche d'être le héros qu'il aurait voulu être. Jim se construit une fausse identité héroïque sur une fiction de lui-même et va au bout de cette fiction ; touchant et romanesque, un peu à la manière d'Emma Bovary qui ne peut atteindre la vie dont elle rêve et finit elle aussi par se suicider.

Une certaine morale (influence du père pasteur ?) où l'on ne peut échapper aux conséquences de ses actes, et le mal absolu (Cornelius, Brown), s'affrontent dans une terrible réflexion sur ce dont l'homme est capable dans des situations extrêmes : « Il y a quelque part un point où vous lâchez tout ». Vision pessimiste de l'homme pécheur et en même temps humanisme désespéré, incarnés par l'entomologiste Stein. L'extraordinaire dialogue  (chapitre 42, c.à.d. les dernières pages du récit) entre Jim – à la recherche de son salut – et Brown – incarnation du mal –, qui ont tous deux échoué au Patusan parce qu'ils ont eu peur une fois dans leur vie (du naufrage / de la prison) et partagent donc une culpabilité commune, nous renvoie à la tragédie grecque : nul n'échappe à son destin, il n'y a pas de fuite possible.

Deux reproches à ce récit considéré comme un des grands textes du tournant du XIXème siècle : la « supériorité » du blanc sur l' « indigène » n'est à aucun moment remise en cause – c'est hélas une caractéristique de cette époque ! - et cette magnifique galerie de personnages hauts en couleur et aux caractères bien trempés compte bien peu de femmes, si ce n'est la très belle figure de Joyau, si pure qu'elle ne peut comprendre Jim... Même l'amour ne peut vaincre le destin.

13 présents, dont 11 sont restés à l'Offset pour partager le repas de fin de saison.

Dernier choix de notre cycle « écrivains voyageurs, voyageurs écrivains », Sylvain Tesson est loin d'avoir fait l'unanimité, l'un des « charmes » de notre café littéraire étant la diversité des points de vue et la découverte d'auteurs que beaucoup d'entre nous n'auraient pas lus sans ces échanges.

Les uns ont admiré son courage et son amour de la nature, ont apprécié son style facile à lire, avec de belles et exactes descriptions de la vie et des paysages sibériens, qui donnent envie de découvrir cette lointaine contrée. Facile de se plonger avec lui en Russie, il nous ferait presque aimer le froid.

Les autres ont eu du mal à prendre au sérieux cet adolescent attardé qui veut faire son Robinson... et commence par s'encombrer d'un équipement surabondant et d'un impressionnant stock de cigares et de vodka. L'alcoolisme est omniprésent (pour faire couleur locale ?), ses lectures variées font l'objet de comptes-rendus médiocres et ses nombreuses rencontres témoignent d'une pseudo-solitude mal assumée. Les rives du lac Baïkal sont décidément fort peuplées, et l'érémitisme mondain difficile à pratiquer car perturbé par des visiteurs parfois peu raffinés.

Difficile de partager ses critiques de la société, tant les clichés sont nombreux et les références à l'écologie et à la décroissance peu convaincantes. Beaucoup de nombrilisme, d'égocentrisme et d'auto-complaisance, qui font penser que sa compagne, qui le plaque à cause de sa trop longue absence, l'aurait quitté de toutes manières.

Tous ont souligné que l'importante médiatisation (prix littéraire, TV, radios...) dont bénéficiait Sylvain était sans doute bien davantage due à la notoriété de son père – Philippe Tesson, illustre journaliste de droite – qu'à son seul talent littéraire.

« L'immobilité m'a apporté ce que le voyage ne me procurait plus » écrit S. Tesson dans son avant-propos. Belle conclusion pour un cycle consacré au voyage !

 

Date de dernière mise à jour : 07/05/2017